vendredi 4 novembre 2011

Mélancolique lecture

Certes Diderot, dressant l'Éloge de Richardson, entend bien faire comprendre qu'on n'est pas là dans le domaine des productions romanesques "chimériques et frivoles", mais tout de même. Faut-il que les épanchements vertueux du père de Clarisse Harlove et de Pamela le touchent étrangement, pour qu'évoquant la façon dont l' "affecta délicieusement" la découverte de cette œuvre lors d'un séjour à la campagne, il le fasse par cette seule notation paradoxale : "À chaque instant je voyais mon bonheur s'abréger d'une page. Bientôt j'éprouvai la même sensation qu'éprouveraient des hommes d'un commerce excellent qui auraient vécu ensemble pendant longtemps et qui seraient sur le point de se séparer. À la fin il me sembla tout à coup que j'étais resté seul." Il est vrai que Diderot pointe là un phénomène bien connu des lecteurs, pris d'une discrète indécision quant au bon rythme auquel tourner les pages à l'approche de la fin du volume, tiraillés entre le désir d'en venir au fin mot de l'histoire et le regret, déjà, de cette fin, inexorable quand on voudrait pourtant encore prolonger l'aventure, rester auprès des personnages. L'on sait des volumes dont la façon dont ils nous lient par de tels sentiments ne sont, de fait, pas le moindre mérite. – La même expérience, d'ailleurs, est connue des amateurs de séries télé, à l'heure où ce format s'affranchit de plus en plus du carcan de la diffusion télévisée proprement dite, par le biais du DVD ou du téléchargement : faire durer le plaisir, le suspense, ou s'enfiler toute une saison en un week-end de météo maussade ? Le singulier ici est que Diderot, s'il s'étend largement sur les vertus du roman de la Vertu ou la véracité de la peinture morale des passions, semble résumer le "bonheur" de sa lecture, proprement dit, à ce seul phénomène (un seul livre vous manque, et tout est dépeuplé). On peut choisir de reléguer une telle formule à une lubie de l'individu Diderot. Ou la laisser nous questionner : quelle est la part du masochisme en nous, qui nous fait prendre plaisir à nous attacher à un univers de fiction auxquels nous nous savons condamnés à être finalement arrachés ?...

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