lundi 30 mai 2011

Poème antique dans le poème barbare

Gentles, perchance you wonder at this show;
But wonder on, till truth make all things plain.
This man is Pyramus, if you would know;
This beauteous lady Thisby is certain. 
A Midsummer Night’s Dream, V, 1.

 
La première rencontre de Sîtha et Harald Berger se fait par l'intermédiaire d'une fissure dans un mur, qui en rappelle un autre. Tel le héros s'infiltrant lui-même, plus tard, par d'autres fissures, celles des fondations du palais d'Eschnapour, pour rallier le temple interdit de la Déesse, on peut imaginer que s'infiltre ici le souvenir d'une autre légende qui n'a que peu à voir avec l'Inde. Comme les amants (orientaux) dont Ovide rédigea l'histoire (la léguant de facto à l'occident), la danseuse hindoue et l'architecte allemand pourraient presque s'exclamer, dès ce premier contact : "Mur jaloux, pourquoi fais-tu obstacle à ceux qui s'aiment ? pourquoi ne pas laisser nos corps entiers se joindre ou du moins permettre un baiser ? Mais nous ne sommes pas ingrats : nous reconnaissons que nous te devons le passage offert à nos paroles jusqu'aux oreilles de l'être aimé." On pourrait, en tout cas, résumer le film de Fritz Lang comme la légende antique au même dispositif : deux amants se parlent au travers d'une fente dans un mur ; quand ils s'en éloignent, un fauve attaque.

samedi 28 mai 2011

La plus grande duperie


Je vais te raconter la plus grande duperie
Je vais te raconter le brouillard qui saisit 
Les jeunes arbres, les vieilles souches.
Je vais te raconter la clarté qui se couche
Dans les basses maisons, et aussi le tzigane
Né d'Égyptes lointaines qui sur sa flûte s'acharne.

Je vais te raconter le plus grand des mensonges :
Je vais te raconter le couteau que l'on plonge
Serré dans le poing, le vent des temps qui s'empare
Des bouches des jeunes et de la barbe des vieillards.

Vacarme des siècles.
Sabots claquants sec.
(4 juin 1918)

Marina Tsvetaïeva (traduction par Henri Abril), Insomnie.

dimanche 22 mai 2011

Des choses montrées depuis la fondation du monde

איפה היית ביסדי ארץ הגד אם ידעת בינה׃
Job, 38:4


Le plus stupéfiant dans The Tree of Life est peut-être sa cohérence. Parce qu'elle repose toute entière sur l'un des postulats les plus improbables qui puissent s'imaginer : déployer, sur plusieurs heures, l'illustration d'une poignée de versets de la Bible, cités en ouverture. Ni plus, ni moins. Au deuil fracassant, à la question de l'existence du Mal, l'auteur du Livre de Job fait répondre Dieu par une série d'autres questions, valant incitation à la célébration des incommensurables et incompréhensibles beautés de l'univers créé. Et Terrence Malick de lui emboîter le pas, de revenir au temps des fondations du monde, dans la jubilation des étoiles du matin, pour mieux reprendre ensuite le fil incertain et ténu de l'existence humaine. The Tree of Life n'est pas le 2001 d'après 2001 que l'on pouvait attendre. Son programme tient en deux lignes, et nul sens n'est à chercher en dehors de celui-ci (qui, certes, laisse déjà quelque marge...). Et en même temps ce programme est si démesuré qu'il anéantit par avance quasiment toute modalité de jugement, tant semblent inadaptés les petits outils et les termes consacrés de la critique. Il fallait être Malick, c'est-à-dire philosophe, visionnaire, mystique, et probablement passablement fou, pour se lancer dans un tel projet et s'y conformer, sans que cela même vaille assurance (ni même espoir ?) de réussir. Et plus précisément encore : être Malick parvenu à ce point de son évolution esthétique, après s'être défait, patiemment, progressivement, de film en film, des canons de la narration classique au profit des seules fulgurances poétiques. Il y a bien sûr beaucoup à dire sur The Tree of Life, et l'on n'a pas fini d'en parler. De faire la part des enthousiasmes et des déceptions, des limites et des succès. De scruter l'ordonnancement des plans entre eux, et la place du film dans l’œuvre du réalisateur. De spéculer sur les coupes opérées  sous la pression des producteurs, la parole économe et l'image foudroyante. Rien ne presse. Laissons au temps de nous faire mieux envisager les contours de cette œuvre hors-norme, plutôt que de nous précipiter pour la rabaisser en prétendant la jauger à l'aune de ce qu'elle dépasse si manifestement.

samedi 21 mai 2011

Petits Mystères


Baroque encore (alors que le réalisateur n'avait pas toujours, par le passé, su dépasser les limites du maniérisme) le grand œuvre que nous avait offert Raoúl Ruiz l'an dernier, ses Mystères de Lisbonne reformulant magistralement en un film unique et fascination la profuse (et confuse ?) matière d'un roman-feuilleton peut-être moins digne de mémoire, transformé en ode aux histoires dont nous avons besoin pour nous maintenir en vie, jusqu'à ce qu'elles nous tuent. Un peu à la manière (toutes proportions gardées) d'un Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki, la structure close du film ne semblait être là que pour renforcer paradoxalement l'impression que des récits auraient pu continuer à y être engendrés et enchevêtrés jusqu'à l'infini. Ce qui rendait à la fois attirante et inquiétante l'annonce d'une version longue sous forme de mini-série devant être diffusée sur Arte "au printemps", soit, au bout du compte, ces jeudi et vendredi soirs derniers. Au final, les ajouts se limitent à deux séquences, l'une occupant une partie du troisième épisode, occasion de beaux moments de mise en scène mais d'un intérêt scénaristique plus accessoire, l'autre constituant la presqu'intégralité du quatrième, proposant une histoire plus marquante mais déséquilibrant l'ensemble, justement, par sa durée. Et bien sûr, les génériques de fin... Au cinéma, un entracte, précédé d'une relance judicieusement exploitée des mystères, organisait la projection en deux parties, la première portugaise et liée à l'enfance, et la seconde plus cosmopolite, éclatée et mélancolique. Dans la version télévisée, cette structure disparaît, déplacée et enfouie dans la réorganisation en épisodes, remplacée par des coupes abruptes et d'apparence assez gratuites, qui semblent montrer que Raoúl Ruiz n'a aucune idée des règles de construction d'une série : il ne les suit ni ne joue avec, mais les ignore purement et simplement. Ajoutons enfin que le petit écran pose quelques soucis de lisibilité, eût égard à l'utilisation dominante des plans larges ; en revanche, ce format a l'avantage de rapprocher étrangement l'ensemble de ce que nous voyons de ce petit théâtre portatif dont le réalisateur a fait le centre de son dispositif... Qu'importe, finalement. Sous une forme ou sous une autre, nous retournerons à Lisbonne, pour y croiser le père Dinis aux vingt masques et aux cent vies, l'énigmatique et captivant Alberto de Magalhães ou l'ange noir Elisa de Montfort. Et rêver à d'autres histoires encore.

vendredi 20 mai 2011

Des cartes pour se perdre


Autre voyage. Pas de carte postale dans Room in Rome, de Julio Medem, au dispositif minimaliste : deux femmes, une chambre d'hôtel, la nuit la plus courte de l'année. Mais des cartes. Le programme, pourrait-on dire, en est déroulé en même temps que le plan de la Ville du temps des Césars sur lequel Alba prétend inviter Natasha à situer son hôtel : "It's a map to lose yourself." Pourquoi en irait-il autrement des vues "Google Earth", prétendument plus "réalistes", abondamment consultées par la suite ? L'originalité du film de Medem tient moins à l'enfermement de sa structure (qui n'est pas sans antécédants) qu'à la façon dont elle s'articule aux ouvertures qui la doublent, perturbant la logique du voyage (ici érotique) autour de ma chambre. Car nos chambres, ces quatre murs entre lesquels Natasha voudrait un temps retenir cette histoire d'un soir, qu'elle n'affecte pas le reste de sa vie, nos chambres désormais sont câblées, connectées, pleines de fenêtres numériques ouvertes sur des images d'ailleurs. Sur l'Espagne, la Russie, l'Italie, l'Arabie, la Grèce. Et sur des histoires. Il serait vain de prétendre opposer une vérité qui se jouerait, d'une part, dans la dénudation des corps appelant, croit-on, au dénudement des âmes, et d'autre part, à l'extérieur, un univers trompeur, douteux si ce n'est inconnaissable, passé sous le sceau du virtuel ; car les deux sont inextricablement liés. L'équivoque est partout chez elle, qu'on y voie une limite ou une ouverture. Il n'est pas jusqu'à l'apparente évidence de l'ici et maintenant des corps, des épidermes, sur laquelle la possibilité de la gémellité ne projette le soupçon. Les sens sont troublés. Les sentiments sont incertains. La parole, fabulatrice. Les images, limitées à tous égards, dans le temps, dans l'espace, et le sens qu'on leur prête. Quel est le point de vue du satellite ? Certainement pas celui de Dieu, ou alors d'un Dieu myope et borgne – ce qui, peut-être, ne fait qu'ajouter à la fascination qu'exercent ses oracles. Les cartes sont faites pour se perdre, les cadres pour rêver à ce qui les excède. Une femme nue en invite une autre à regarder l'écran de son ordinateur portable, où s'affiche tout un monde qui ne prétend à la représentation du réel que pour mieux servir de support à l'infinité des fictions possibles : on y verrait volontiers une allégorie. Room in Rome n'est sans doute pas un chef-d’œuvre, mais s'avère, à bien des points de vue, une fascinante perle baroque.

dimanche 15 mai 2011

Cartes postales et devoirs de vacances

 
Woody Allen ayant pris l'habitude depuis un certain nombre de films, et pour notre plus grand bonheur, de prendre le cliché comme matériau de base, peut-on en conscience lui reprocher cette même démarche dès lors qu'il pose sa caméra dans notre capitale et non plus à Londres, Barcelone ou New York ? Non. D'autant qu'il ne manque pas d'illustres prédécesseurs en la matière. Le hic, c'est qu'avec Midnight in Paris on est non seulement loin des chefs-d’œuvres de Wilder ou Minnelli, mais loin des plus belles réussites de Woody lui-même. C'est en vain, cette fois, que l'on attend que ces fameux clichés soient subvertis ou détournés. À tel point qu'on en finirait par adopter le point de vue des horribles beaux-parents réactionnaires ou de l'insupportable ami pédant, tout offerts à notre mépris qu'ils sont, pour prendre avec eux le héros en quatre z'yeux et lui faire comprendre que, franchement, il n'y a pas de quoi s'extasier devant un embouteillage sous la pluie. Serait-ce la seule limite du film, l'on serait encore porté à l'indulgence, prêts à passer sur l'overdose de plans "cartes postales", et sur une représentation de la France dans laquelle on croise en tout et pour tout deux noirs, une asiatique, et Gad Elmaleh comme seul maghrébin. Parce qu'il y a des moments magiques, en particulier le rituel des apparitions de la voiture (et plus tard de la calèche), ou la lecture du journal retrouvé à un siècle de distance ; parce que certaines répliques font mouche malgré tout ("You can fool me, but you can't fool Hemingway!") ; parce que Léa Seydoux illumine les scènes où elle apparaît... Mais les moments magiques sont noyés dans un dispositif par trop systématique et démonstratif (le défilé d'à peu près toutes les célébrités artistiques passées par Paris dans les années 20) ; mais la majorité des dialogues restent étonnamment pauvres et plats, et les amorces de réflexions qui émergent (sur la nostalgie, par exemple, ou sur la supériorité des villes sur les œuvres d'art) ne vont jamais bien loin ; mais Owen Wilson, dans le rôle principal, ne sait apparemment pas ce qu'il fait là, et nous non plus. Tout cela concourt, malheureusement, à faire de Midnight in Paris le cru allenien le moins convaincant depuis, au moins, Melinda & Melinda. Le réalisateur, alors, avait trouvé un nouveau souffle en s'offrant une virée en Europe. À l'heure où les grandes villes du monde rivalisent maintenant pour se l'arracher, les vacances revigorantes semblent hélas avoir dégénérées en service commandé ; et la "lettre d'amour" à la ville-lumière, aussi sincère qu'on puisse la supposer, a des airs de somptueux, mais laborieux, cahier de devoirs.

samedi 14 mai 2011

Le plus drôle des films d'horreur


Le monde de La Blonde explosive de Frank Tashlin (Will Success Spoil Rock Hunter?, 1957), soit l'Amérique du jour et du lendemain, et le monde entier du surlendemain, est un monde apocalyptique à propos duquel on ne saurait pas même parler de superficialité, le terme contenant encore au moins la possibilité d'une profondeur, d'une transcendance, d'un envers tout du moins, qui viendraient s'y opposer. Les jeux de renvois entre "réel" et "fiction" (Tony Randall authentique vedette du petit écran, Mickey Hargitay vrai fiancé de Jayne Mansfield, allusions ironiques aux films des uns et des autres...) en sont d'ailleurs un signe. Artisan, à sa modeste mesure, de ce monde de publicités vantant sans vergogne les mérites du pire, d'employés sous tranquillisants rêvant d'une ascension sociale symbolisée par l'accession à des toilettes privées, de délinquance juvénile aggravée par l'onéreuse fréquentation des psys, de scoops programmés et scénarisés et de starlettes décérébrées affichant sur toutes les chaînes de télé leur slip et leur crétinerie devant des foules fascinées et bientôt imitatrices (terrifiantes scènes de la transformation de Jenny !), Rockwell P. "lover doll" Hunter semble devoir à ce statut la lucidité, toute relative soit-elle, qui le caractérise lorsque lui tombe dessus sa propre success story médiatique et qui lui vaut, seul, de percevoir celle-ci comme un calvaire dément, un chemin de croix cartoonesque. À moins qu'il ne faille créditer le personnage de Rita Marlowe de plus d'esprit qu'elle n'en montre, tant il est vrai qu'au milieu d'autres "reconversions" dérisoires ou grotesques, convoler avec Groucho Marx est encore la plus judicieuse des portes de sortie. Ce que nous propose Tashlin en fin de compte, c'est le salut dans le rire envisagé comme saut dans le vide, sans filet possible.

vendredi 13 mai 2011

Etranges rencontres

Un jeune moine franciscain plongé, apparemment avec délice, dans la lecture du Faune de marbre de Faulkner. Une dame d'un âge certain malgré (ou aggravé par ?) un recours très visiblement massif à la chirurgie esthétique : peau liftée et botoxée, cheveux tirés, teint cireux, lèvres siliconées et repeintes au gloss une paire de lunettes "mouches" achevant de la faire ressembler à une échappée de la Zone 51. Une adolescente sortant d'une représentation de L'Opéra de quat'sous en se plaignant à ses amis qu'il y avait trop de chansons.

samedi 7 mai 2011

La Porte ! #2 : David Lynch

A little boy went out to play. When he opened his door, he saw the world.
As he passed through the doorway, he caused a reflection.
Evil was born. Evil was born, and followed the boy.
The neighbor (Grace Zabriskie) 



mercredi 4 mai 2011

Une traversée des apparences

Traversant le petit parc derrière mon domicile pour me rendre à un rendez-vous, j'avise en passant, dans une poubelle publique, une rose, grande, un peu trop opulente même peut-être, éclatante, d'un blanc légèrement coloré, et encore entourée, semble-t-il (je ne m'arrête pas pour examiner la chose en détail), de son emballage de fleuriste. 

Étrange trace d'un probable rendez-vous manqué, d'une façon ou d'une autre. Quelqu'un, ici, aura, sans doute, attendu ; quelqu'un, ici, ne sera, sans doute, pas venu ou aura refusé l'offrande. Pour quelle raison ? De quelle histoire ?

L'impression de sentir l'odeur de la rose me poursuit à travers tout le reste du parc.