Quelle crue est passée par là ?
Sans vouloir à toute force jouer les prophètes de
mauvais augure ou les apôtres de la nostalgie rance, il n’en reste pas moins tentant,
tout en profitant de la ressortie sur les écrans du Sorcerer de William
Friedkin dans une superbe version "director’s cut" restaurée, de voir un triste
signe des temps dans la comparaison entre l’accueil majoritairement
enthousiaste reçu il y a quelques mois par Mad Max: Fury Road (on a même parlé
çà et là de film de l’année) et l’échec sanglant qui accueillit, il y a bientôt
quarante ans, l’œuvre de Friedkin – descendue par la critique, et déprogrammée
en masse des salles obscures américaines pour faire de la place à StarWars –,
mettant un coup d’arrêt à la carrière à succès de son réalisateur, et plantant
l’un des premiers clous dans le cercueil du Nouvel Hollywood. Dans ce qu’on
pourrait appeler le registre du film de gros camion sous tension permanente,
Friedkin remis face à Miller rappelle en tout cas opportunément que l’on peut
être constamment impressionnant sans sacrifier, pour autant, quelques petites
choses comme le scénario, la caractérisation des personnages, la mise en scène,
la direction d’acteurs et le montage. Il faut juste, apparemment, être prêt à
attendre quelques décennies pour que le résultat commence à être reconnu...
Amère plaisanterie à part, Sorcerer, non seulement vaut mieux que les quelques
lignes dans l’histoire du cinéma sur son tournage-catastrophe auxquelles on l’a
trop longtemps réduit, mais mérite amplement le qualificatif de dantesque. Piètre
internationale du crime naufragée au trou du cul du diable, un terroriste
palestinien, un banquier véreux français, un petit malfrat du New Jersey, et un
mystérieux tueur à gages sud-américain (dont il n’est pas sûr qu’il ne soit pas
venu là initialement pour liquider l’un des trois autres) s’y engagent dans ce
qui est tout à la fois un voyage au bout de l’enfer et un chemin de croix
dépourvu de rédemption. Dans des décors d’autant plus hallucinants que filmés
de façon hallucinée – parfois jusqu’à la presque abstraction –, les deux
camions chargés d’explosifs instables, convoyés à travers trois cent kilomètres
de jungle, paraissent eux-mêmes des créatures monstrueuses, presque vivantes
sous leur carapace de métal, se déplaçant lourdement dans une nature hostile et
carnassière. Dans ce contexte, les hommes ne sont, eux, que dérisoires
poissons-pilotes, voire mouches du coche, dont la tragique illusion de contrôle
ne pourra que se retourner contre eux. Nous attacher à ces personnages
patibulaires et condamnés n’étant pas l’un des moindres mérites du film. Maître
d’œuvre de ce spectacle d’anéantissement, Friedkin pouvait-il espérer un
meilleur sort ? En 1978, il entendait tout à la fois surpasser Le Salaire
de la peur de Clouzot et, paraît-il, se mesurer à l’Apocalypse Now de Coppola ; en
2015, son chef-d’œuvre maudit (comme on dit dans Télérama) fait office de
réponse à un navet hystérique qui, même en faisant la part des origines
foraines du Septième Art, tient plus de la représentation d’un Cirque du Soleil
converti aux oripeaux du death metal que de ce qu’on peut appeler le cinéma.
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