Apprécier une adaptation requiert (presque) toujours de se déprendre, plus ou moins, de l'œuvre originale – mais l'exercice peut se révéler délicat lorsque c'est précisément tout ce qu'on adore dans l'une qui passe à la trappe, ou à la moulinette, dans l'autre. Louons donc l'Opéra de Marseille d'avoir, dans l'une des rares entorses qu'il s'autorise à sa politique du tout-bel-cantiste, ressuscité La Chartreuse de Parme de Henri Sauguet, sous la baguette de Lawrence Foster, mais reconnaissons aussi que l'abord de l'œuvre recèle quelques obstacles pour qui a élu le roman de Stendhal comme l'un de ses préférés – tant il n'y a guère que les tableaux de l'acte III, situés dans la tour Farnèse, qui conservent de celui-ci une image, certes forcément stylisée, mais à peu près fidèle. Évacuée, toute la dimension politique du récit. Réduits à bien peu de chose, les personnages de la Sanseverina et du comte Mosca, tant en termes d'importance des rôles que de richesse psychologique. Arraché, surtout, à tout ce qu'il pouvait avoir de "XVIIIe siècle", ce mélange de légèreté insolente et de mélancolie versatile, vivant anachronisme lancé à travers les basses intrigues des temps nouveaux, Fabrice, pour être plongé par le livret d'Armand Lunel dans ce que le "romantisme" peut avoir de plus conventionnel. Plombé par la conscience tragique des sentiments que sa tante lui porte, et de l'obstacle que ceux-ci dressent entre elle et Mosca, d'une part, entre lui et Clélia, de l'autre, il se jette dans le duel et la prison comme dans un suicide pour échapper à ce triangle, ou plutôt ce rectangle, amoureux, qui l'enserre, libertin malgré lui. Ajoutons encore que si la musique de Sauguet surprend, à l'orée de l'opéra, c'est d'abord par son aspect résolument rétrograde pour son temps (1939), qui paraît lorgner beaucoup plus du côté des opéras-comiques de Messager que des Dialogues des carmélites de Poulenc. Et pourtant ! cet amoncellement d'invitations à la circonspection, le compositeur réussit le tour de force de le surmonter pour livrer une partition qui, si elle ne tient pas du chef-d'œuvre inconnu, est cependant fort loin de mériter l'oubli dans laquelle elle est ensevelie. L'une des clés de cette réussite est sans doute à chercher dans la façon dont il dote chaque personnage d'une identité musicale propre. Les Conti père et fille tiennent les deux extrémités du spectre : elle (remarquablement servie par Nathalie Manfrino), tout en mélodies harmonieuses, célestes, soutenues par un orchestre aux discrètes touches impressionnistes frémissantes ; lui, insupportable, lignes vocales pénibles et percussions, pizzicati et cuivres vulgaires omniprésents. Les autres personnages se répartissent dans l'entre-deux, y compris, donc, Fabrice (Sébastien Guèze qui rencontre hélas souvent ses limites...). Les effets de juxtaposition et de tissage qui, dans ces conditions, naissent lorsque les personnages se côtoient, participent sans aucun doute de la modernité de l'opéra de Sauguet, si relative soit-elle. Ils lui donnent, surtout, son propos, sa valeur, la singularité qui justifie l'adaptation/trahison. Tout se passe en effet comme si, dès lors, le but assigné à "notre héros" était de parvenir à réduire cette hétérogénéité, à s'extraire de la vulgarité ambiante pour rejoindre le monde musical sublime de Clélia, et y demeurer seul avec elle. Ce qui s'accomplit dans les derniers tableaux, et singulièrement l'ultime scène – duo d'amour mystique, musicalement enthousiasmant, annonçant la réunion des amants, par-delà la séparation et la mort, en de plus hautes sphères –, qui, si elle bafoue totalement la fin du roman de Stendhal, couronne magistralement l'opéra de Sauguet. Il méritait bien une redécouverte.
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