mardi 6 décembre 2011

Une fleur bleue chez les fous

So ist mir noch nie zumute gewesen : es ist,
als hätt' ich vorhin geträumt, oder ich wäre in eine andere
Welt hinüberschlummert ; denn in der Welt, in der ich
sonst lebte, wer hätte da sich um Blumen bekümmert ?
Novalis, Heinrich von Ofterdingen


Au début de Twin Peaks: Fire Walk With Me, les agents Desmond et Stanley assistent à une étrange danse supervisée par leur supérieur Gordon Cole, interprété par David Lynch lui-même. Plus tard, Desmond révèle à son coéquipier la signification de chaque détail de la scène : du moindre geste au plus petit accroc sur la robe de la danseuse, tous recèlent une signification codée relative à leur enquête. Seules les questions que pose Stanley à propos de la rose bleue accrochée à la robe de la danseuse restent sans réponse, et tout juste pourra-t-il supposer par la suite (et le spectateur avec lui, même s'il dispose de quelques autres cartes) que c'est à cause de cette fleur que Desmond part mener en solitaire une partie de ses investigations, dont il ne reviendra pas. On peut toujours résumer Fire Walk With Me, Lost Highway, Mulholland drive ou même INLAND EMPIRE à un argument et/ou un canevas simple (dramatiquement simple, pourrait-on même dire, dans certains cas), et Lynch lui-même a fait mine de se prêter au jeu plus d'une fois. Ce qu'on ne peut faire en revanche, c'est résumer ces mêmes films à une façon plus ou moins compliquée de raconter ces histoires simples. D'abord parce que le cinéma de Lynch est assez largement caractérisé par un sensualisme qui exclut la réduction à de pures constructions intellectuelles. Ensuite parce que si constructions il y a, elles ne sont jamais parfaites. Lynch filme la perception du monde, non le monde tel qu'il est perçu : subjectivité radicale en conséquence de laquelle on ne saurait trouver dans son œuvre une Vérité, une réalité bien établies derrière le jeu incessamment mouvant des apparences. Pour le dire autrement, ces films sont des puzzles que l'on peut recomposer à loisir de différentes manières : on y trouvera de toute façon une pièce soit manquante, soit en trop et bien souvent les deux à la fois. Cette pièce, c'est la fleur bleue sur la robe de la danseuse, le symbole de la présence d'un monde toujours autre, la relance perpétuelle de l'imagination vers des territoires non encore parcourus. Et pour certains d'entre nous, la garantie d'une fascination à jamais intacte.

3 commentaires:

  1. Effectivement, et comme annoncé, malgré nos accords et les désaccords sur lesquels je ne reviens pas, ce texte vient faire écho à celui que je publiais il y a quelques jours sur le même auteur et le même corpus de films.

    J'envisageais cela en termes de lignes diégétiques et de possibles, plus ou moins réalisés, qui viennent créer une brèche dans le récit principal (si tant est qu'il existe ; cf. Inland Empire). Il me semble que votre vision, fondée sur ce qui est perçu et ces éléments, parfois étranges, qui viennent s'intégrer aux films ouvrant la porte à des recompositions, pour être différente et séduisante, ne s'oppose pas à la mienne.

    Par ailleurs, elle a le mérite de resituer plus clairement les quatre films dont il est question dans une filiation. Même s'ils ne sont pas ici évoqués, Blue Velvet et Sailor et Lula ne sont pas très loin. Moins radicaux que leurs successeurs - justement parce qu'ils ne brisent pas la structure narrative -, ils font déjà entrer toutes sortes de pièces, dont la valeur qu'il faut accorder à chacune d'entre elles peut interroger, de puzzle en leur sein et commencent à créer cette fascination dont vous parlez.

    PS 1 : Pour en revenir à mes lignes et à vos pièces, je voulais dire qu'il était presque impossible, à partir d'un raisonnement sur les premières, de recomposer Lost Highway (à l'inverse de Mulholland Drive) parce qu'on aboutit alors à une forme proche, par exemple, de la bouteille de Klein - ce qui est peut-être plus parlant (du point de vue visuel...) que celle du tore que j'évoquais dans les commentaires sur mon texte.

    PS 2: On peut donc désormais commenter ici !

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  2. Oui, le problème des commentaires a été réglé, c'était bien un souci avec les paramétrages par défaut de Blogger auxquels je n'avais pas fait suffisamment attention. Quant au problème Lynch...!

    Tout d'abord, merci de rappeler, ce que j'avais omis, qu'effectivement cette question des "pièces en trop" peut fonctionner également avec des films qui bousculent moins que les quatre que je citais les structures narratives - quoiqu'avec Twin Peaks (la série et le film) on se trouve en quelque sorte à la croisée des chemins, les choses sont plus complexes que dans les films précédents mais les lignes narratives, comme vous dites, ne sont pas encore aussi totalement malmenées que dans les films suivants.

    Pour nous concentrer sur les deux au cœur de notre précédent petit débat sur votre blog, maintenant que j'ai un peu précisé ma pensée par ce billet :

    Je me souviens d'une interview de Lynch (la vidéo doit encore se trouver quelque part en ligne, je suppose) au sujet de Lost Highway, où il résumait le film de façon très simple, laissant entendre plus ou moins explicitement que tout ce qui succède à l'enfermement de Fred Madison est une construction mentale de sa part pour échapper à la réalité. Évidemment, si on regarde le film, ça ne marche pas, pas parfaitement à tout le moins, car, comme vous le soulignez, on ne peut pas "recomposer" l'histoire sans arriver à des résultats aberrants, à plusieurs points de vue.

    Considéré sous cet angle, Mulholland drive me semble à la fois plus simple, certes, mais aussi plus complexe. Effectivement on peut, à partir des "indices" donnés par Lynch, reconstituer quelque chose qui semble répondre au même principe que Lost Highway mais donne un résultat qui choque beaucoup moins la raison que les rubans de Möbius et bouteilles de Klein de ce dernier. Mais (outre qu'on pourrait discuter du caractère plus ou moins complexe de la "recomposition" des éléments entre chaque "versant": il me semble pour ma part que Mulholland dr. l' "emporte" ici), mais, disais-je, ce résultat n'est jamais qu'un résultat parmi d'autres possibles et qui ne fonctionnent pas nécessairement moins bien. Quand on voit le film pour la première fois - sauf à avoir été prévenu - on le suit d'abord de façon linéaire, et il me semble qu'il peut aussi se "comprendre" ainsi.

    Dans tous les cas, on se retrouve toujours avec des éléments qui ne s'emboîtent pas tous et, comme vous le dites, interrogent et ouvrent la porte à d'autres visions - qu'il s'agisse, par exemple, de l'apparition d'une Bonne Fée, des mystérieux habitants d'une "Loge" dans les bois, d'une créature monstrueuse derrière un fast food, de lapins jouant dans une sitcom absurde, ou encore... d'un poisson dans le percolateur (ce qui, soit dit en passant, a failli être le nom du blog).

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  3. Disons, que par sa mise en scène, on va assez naturellement vers une interprétation de Mulholland Drive qui donnerait sa seconde partie comme "vraie" et la première comme "mentale" (ce qui, je le sais, n'a aucun sens puisqu'il s'agit de cinéma). Effectivement, on peut adopter un autre principe de lecture pour ce film. De même qu'on peut retenir le même pour Lost Highway. Mais, en me fiant à mes premières impressions (lointaines, désormais), je n'avais pas de tendance particulière à privilégier une piste plutôt qu'une autre pour Lost Highway.
    De ce point de vue, on peut considérer qu'en lui offrant l'esquisse d'une base stable qui le serait bien moins qu'on ne le croit a priori, Mulholland Drive joue d'une façon un peu différente avec le spectateur que Lost Highway. Pas forcément moins perverse, donc...

    Un poisson dans le percolateur, c'eût été (aussi) un joli nom.

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