vendredi 2 novembre 2012

La poésie comme manque – Pour saluer Dupin


Jacques Dupin – 1927-2012.
 
Expérience sans mesure, excédante, inexpiable, la poésie ne comble pas mais au contraire approfondit toujours davantage le manque et le tourment qui la suscitent. Et ce n'est pas pour qu'elle triomphe mais pour qu'elle s'abîme avec lui, avant de consommer un divorce fécond, que le poète marche à sa perte entière, d'un pied sûr. Sa chute, il n'a pas le pouvoir de se l'approprier, aucun droit de la revendiquer et d'en tirer bénéfice. Ce n'est qu'accident de route, à chaque répétition s'aggravant. Le poète n'est pas un homme moins minuscule, moins indigent et moins absurde que les autres hommes. Mais sa violence, sa faiblesse et son incohérence ont pouvoir de s'inverser dans l'opération poétique et, par un renouvellement fondamental, qui le consume sans le grandir, de renouveler le pacte fragile qui maintient l'homme ouvert dans sa division, et lui rend le monde habitable.

Jacques Dupin, L'Embrasure.

mardi 30 octobre 2012

Bond au royaume des morts


Abattu par une coéquipière, éjecté d'un train et ayant effectué une chute vertigineuse, James Bond ne devrait logiquement avoir aucune chance de survie. Le générique qui suit (soit dit en passant, l'un des plus beaux de la série) l'illustre parfaitement : ce à quoi nous convie le dernier opus en date de la saga 007 n'est rien de moins qu'une traversée des enfers. L'une des beautés de Skyfall est de faire presque soupçonner, derrière le caractère invraisemblablement increvable du héros d'action, un envers à la lisière du fantastique. De donner envie de prendre au pied de la lettre les déclarations de Bond, à sa supérieure qui lui demande où il était passé et à qui il répond qu'il profitait de sa mort, comme à son ennemi auprès duquel il se vante d'avoir pour hobby la résurrection. Un ennemi dont il s'avèrera, d'ailleurs, qu'il devrait lui aussi être mort. Mais qu'il ne l'est pas. Ou peut-être que si. Skyfall est un film en grande partie enterré, souterrain, des abris de la Seconde Guerre Mondiale vers lesquels doit se replier le MI-6, au tunnel caverneux s'étendant sous une vieille demeure quasi-gothique, en passant par le métro londonien reconverti en théâtre de course-poursuite. Skyfall est un film d'ombres, aussi bien dans sa rhétorique, qui fait de l'espion et du cyber-terroriste les maîtres des angles morts de la prétendue "transparence totale" de notre société de l'information tous azimuts, que dans son esthétique, le goût de Sam Mendes pour la stylisation faisant plus d'une fois merveille à ce titre, en particulier au long des séquences nocturnes, aussi bien parmi les néons de Shanghai que sur une lande écossaise embrasée où n'errent plus que des silhouettes noires. Et Skyfall est, enfin, ou pourrait du moins tout aussi bien être, un film de fantômes qui s'ignorent, Bond, Silva, et peut-être même M, corps luttant à qui retrouvera la surface, spectres se rudoyant à la recherche de la lumière, mais prisonniers d'un passé vers lequel ils devront retourner comme vers leur seul champ de bataille possible – pour, paradoxalement, chercher à y gagner, ou non, le droit de se réincarner dans l'actualité.

mercredi 24 octobre 2012

Et Tsui... copia Keaton ?


Le problème des rapports d'intertextualité, intericonicité, interdiscursivité, et autres intermédialités... est qu'à moins d'un étayage des plus solides il est toujours difficile de déterminer s'ils relèvent de la volonté de l'auteur ou du fantasme de l'observateur. Parfois l'on s'en moque un peu et l'on accepte volontiers de se laisser porter par les possibilités, pour ainsi dire poétiques, d'une rencontre fortuite, d'une correspondance inattendue. Et parfois, tout de même, on aimerait bien savoir. Ainsi, découvrant The Cameraman de Buster Keaton, je me réjouis, entre autres trouvailles plus purement gaguesques, de l'efficacité de la séquence de guerre de rue à Chinatown, au milieu de laquelle se retrouve projeté (si j'ose dire) l'apprenti opérateur. Malgré les années, la scène demeure assez impressionnante et n'aurait guère à rougir de la comparaison avec des mises en scènes plus récentes. Qu'à ce stade me revienne en mémoire le troisième volet de la saga Il était une fois en Chine (Wong Fei Hung ji saam: Si wong jaang ba) pourrait n'être qu'une association d'idées capricieuse, sans conséquence : de l'un à l'autre, le fossé – temporel, géographique, génériquesemble si large... Pourtant, on retrouve non seulement dans les deux cas l'idée d'une fête traditionnelle chinoise virant à l'affrontement armé généralisé, le tout devant l'objectif d'une caméra "d'époque" ; mais, ce qui devient plus troublant, le principe d'une même scène-clé, quand ladite caméra, de façon toute aussi irréaliste dans les deux films, enregistre une information cruciale indépendamment de la volonté de son propriétaire. Chez Keaton, c'est ainsi, quelques scènes plus tard, un ouistiti qui "tourne" et immortalise les circonstances du sauvetage de Sally, dont un rival au physique plus avantageux tentera de s'arroger la gloire, tandis que chez Tsui Hark ce sont des pétards crépitants qui actionnent la manivelle de l'appareil, gisant au sol, de Tante Yee, ce qui conduira à dévoiler les menées d'un groupe d'occidentaux...


Aussi éloignés qu'ils puissent d'abord apparaître, le film muet burlesque (en particulier tel que le pratique Keaton) et le film de kung-fu reposent tous deux en grande partie sur une certaine inscription du corps des acteurs dans l'espace et dans l'image, et, plus prosaïquement, sur l'exhibition de leurs performances physiques – ce qui, on le sait, leur valut pareillement, au moins pendant un temps, le rejet d'une certaine critique. S'agit-il ici d'une coïncidence voire d'un délire de cerveau cinéphile paranoïaque, ou bien d'un authentique clin d'œil du maître hongkongais, réunissant, pour ainsi dire, en une seule deux scènes de la dernière grande œuvre du prince triste du slapstick, en un geste d'hommage d'un "mauvais genre" à un autre ?...

dimanche 21 octobre 2012

Sylvia, dernière fugue

Ne pars pas ce soir, je sens qu'il va t'arriver quelque chose.
Il m'est déjà arrivé quelque chose.


Sylvia Kristel – 1952-2012.
 
Même si c'est aujourd'hui, habillage de deuil oblige, plutôt sur le ton de la déploration, il semble entendu (la force de la répétition aidant) que Sylvia Kristel fut l'actrice d'un seul film, ou du moins d'un seul rôle, pour toujours et à jamais. Assez mauvaise adaptation d'un roman qui, disons-le malgré la légende, ne vaut tout de même guère mieux, l'Emmanuelle de Just Jaeckin, de fait, doit tout, ou quasiment, à son interprète principale et à sa capacité, irradiant les rétines et marquant les imaginaires, à imposer dès lors un régime iconique transcendant les indigences du scénario aussi bien que les discours idéologiques contradictoires qui ont pu être tenus depuis à son propos (libération sexuelle, marchandisation des corps, désuétude du softcore, faites votre choix). Reste qu'au sein des trois années séparant Emmanuelle de Goodbye Emmanuelle, qui déterminent à la fois l'acmé de sa carrière et une sorte de triangle des Bermudes inversé (presque personne n'étant capable de citer le titre de l'un des trente et quelques films qu'elle joua au-delà...), reste, donc, qu'en ces années-là l'actrice incarna d'autres rôles dans d'autres œuvres, dont l'une au moins nous semble digne du plus haut intérêt : je veux parler d'Alice ou la dernière fugue, de Claude Chabrol.


Là où d'autres firent jouer à Kristel tant d'ersatz de l' "anti-vierge", Chabrol ne s'autorise qu'une seule scène dénudée : la belle s'y assoit dans un fauteuil en osier, qui peut faire penser à la célèbre affiche du film de Jaeckin ; mais la caméra nous montre le personnage de dos, et, dans le miroir, un visage inquiet. Il y aurait beaucoup à dire sur cet ovni dans la filmographie du réalisateur et plus généralement dans un certain pan du cinéma français. Mais à le revoir aujourd'hui, il apparaît qu'à côté du film fantastico-onirique, à côté de la libre variation et du noir hommage à Lewis Caroll, le tout dédié à Fritz Lang, Alice a aussi des allures de métaphore d'une terrible lucidité sur la carrière de son interprète principale. Magnifiée à chaque plan ou presque (plus peut-être qu'elle ne le fut par tous les réalisateurs d'emmanuelleries réunis), Sylvia/Alice n'en apparaît pas moins prisonnière d'un domaine tout à la fois enchanté et angoissant, cerné de murs en ruban de Möbius, sans extérieur, un monde de disques rayés et d'horloges arrêtées dans lequel elle est condamnée à être éternellement le spectacle, le jouet d'un groupe d'individus pervers, majoritairement masculins. "Vivez à l'intérieur de ce qui vous est imparti", lui dit-on... Entre rébellion impuissante, acceptation frondeuse, moments d'espoir et de désespoir, c'est, par-delà le personnage, l'actrice que l'on croit voir se débattre face à l'enfermement mortel (elle-même, et Chabrol, le savaient-ils déjà ?) d'un rôle, d'une image qui faisaient sa gloire en ces années-là, mais dont on ne la laisserait jamais s'éloigner.

dimanche 7 octobre 2012

L'illusion magnifique


Ce n'est pas le thème le plus ostensiblement mis en avant du film, et pourtant : on peut aussi voir Green Snake comme une ode magnifique aux prestiges de l'illusion. D'un côté, Fa-hai, le moine bouddhiste un tantinet fanatique, acharné à déchirer le voile de la māyā ; de l'autre, le lettré amoureux Hsui-xien, que l'on catalogue souvent, un peu vite, comme un personnage de niais... La vérité est néanmoins que le second passe la moitié de l'histoire à contrecarrer les visées du premier, non parce qu'il serait la dupe stupide de sa séductrice, mais bien parce qu'il fait le choix conscient de maintenir (et d'abord de se maintenir dans) un état d'illusion volontaire. Au centre, donc, les sœurs serpentes sous apparence humaine, ordonnatrices, dans leur demeure qui n'existe pas et dont on ne se lasse pourtant pas d'admirer l'irréaliste beauté : et il est plus que tentant, dans cette perspective, de voir en elles des doubles, à l'intérieur du film, du réalisateur lui-même. Car en comparaison de Green Snake, même le Zu de 83 est quasiment renvoyé à l'état de monument de rigueur classique. Conjuguant le divertissement total et l'expérimentation échevelée, un Tsui Hark au sommet, en ce début des années 1990, s'autorise selon toute apparence de l'arpentage du domaine du conte pour tourner absolument le dos à tout naturalisme. Déluge de filtres colorés, cadrages déconcertants, effets spéciaux en toc. Plus encore ? Dans Green Snake, il n'y a plus d'espace ni de temps. D'un plan à l'autre (quand ce n'est pas au sein du même), il n'est pas rare que les personnages se déplacent selon une sorte de  géométrie non-euclidienne, défiant toute perception logique. Rien ne fait "vrai", tout est fascinant. Le jardin enchanté des deux dames est à l'image du film, et réciproquement. Et Hsui-xien, une figure de spectateur idéal, qui accepte lucidement de s'immerger dans l'enchantement de la fiction, la connaissant pour ce qu'elle est, mais ne l'en adorant que plus.

mercredi 29 août 2012

Apologie du genre épouvantable

Ce désir de macabre ne peut toucher, cependant, qu'une fraction étroite de la population, car elle exige, dans son expression littéraire, une certaine participation du lecteur, une certaine forme d'imagination et une capacité d'évasion bien souvent peu banale. Trop d'êtres sont insuffisamment libérés des contingences de la routine quotidienne pour répondre ainsi à de tels appels de l'inconnu et s'intéresser aux péripéties d'histoires concernant des sentiments ou des évènements d'ordre inhabituel. Les récits romanesques à base de faits concrets, vérifiables et rassurants, intéresseront toujours plus de lecteurs et occuperont toujours une première place dans les goûts de la majorité. Celle-ci ayant raison dans un sens car les évènements ordinaires, les problèmes de chaque jour occupent la plus grande part de l'expérience humaine. Mais des êtres plus sensibles seront toujours avec nous, car souvent une curieuse tendance au mystère peut envahir un coin obscur de l'âme humaine la plus rationnelle. En effet, quel est l'assemblage le plus parfait, le rationalisme, la raison, l'analyse la plus freudienne qui ne puissent supprimer totalement ce petit frisson inhérent à un coin de cheminée, un murmure, un souffle dans une forêt déserte.

Howard Phillips Lovecraft (traduction* de Bernard Da Costa), Épouvante et surnaturel en littérature.

* ... hasardeuse, hélas, vers la fin.

lundi 6 août 2012

Vacances



Comme l'an dernier à peu près à la même époque, la Chambre, dont l'activité était déjà engourdie depuis quelques semaines par les chaleurs estivales, va fermer ses portes pour une quinzaine de jours environ. À défaut, cette année, d'aller arraisonner "citoyennement" le yacht d'un milliardaire du pétrole, piques-niques campagnards et promenades à vélo, entre châteaux convenablement hantés et monstres mécaniques d'une certaine modernité, seront, espérons-le, propices à la reconstitution de nouvelles forces, qui ne seront pas du luxe.

vendredi 27 juillet 2012

Le Questionnaire de... Robbe-Grillet

Voici, trouvée dans une édition originale de La Maison de rendez-vous d'Alain Robbe-Grillet, une carte-questionnaire que les lecteurs d'alors étaient invités à renvoyer remplie aux Éditions de Minuit. J'avoue que j'ignorais que les services de Jérôme Lindon pouvaient faire preuve d'autant d'humour...


jeudi 26 juillet 2012

Le vieux colosse

Quatre-vingt-deux ans. Crinière et barbe blanches. Le dos courbé, le pas chancelant, un peu boiteux. Mais qu'il embouche son saxophone, c'est la métamorphose. Le corps qu'on aurait dit souffrant quelques instants plus tôt, se redresse, danse même autour de l'instrument. La nuit tombe, et elle a, non pas un, mais sept milliers d'yeux, de tous âges ; les arbres deviennent ombres, sous la lune rousse, la scène s'éclaire progressivement et en son centre, parmi ses musiciens, Sonny Rollins resplendit. Justifiant le terme de "légende vivante", bien au-dessus des contingences du corps. Ses poumons contiennent l'univers. C'était hier soir, sur les pelouses du Palais Longchamp à Marseille, en clôture du Festival des Cinq Continents ; c'était beaucoup plus loin, plus haut que ça, à l'impression reçue.

vendredi 20 juillet 2012

Argento fantasmagore


Faut-il dire qu'Inferno est probablement le chef-d'œuvre de Dario Argento ? Sans adhérer à un certain discours dominant qui n'accepte de reconnaître des qualités aux films les plus anciens du maître de l'angoisse transalpine, que pour mieux prétendre qu'il n'aurait plus rien fait de valable depuis trente ans, il faut reconnaître que celui-ci reste un sommet. Moins connu que son prédécesseur direct Suspiria, Inferno pourtant non seulement en reprend et en approfondit les motifs, mais en sublime les qualités comme les défaillances. C'est que ce qui rattache encore Suspiria à une intrigue de giallo classique va avec son lot de limites qu'il est difficile de ne pas percevoir, quand sa suite rompt totalement les amarres et impose en conséquence un tout autre mode de réception. Il n'y a plus de faiblesses dans l'intrigue, ou bien dans la psychologie des personnages, puisque celles-ci sont purement et simplement inexistantes, absentes : elles font défaut, en somme, mais on ne saurait plus pointer, par rapport à elles, des défauts. La Raison mise en sommeil engendre un monstre magnifique, mélange de danse macabre visionnaire et d'héritage, poussé à l'abstrait, de l'ancien imaginaire "gothique". Une trappe donne sur un appartement entièrement inondé, un couloir de bibliothèque publique mène directement à l'antre d'un alchimiste, le vent traverse un cours de musique et les rats envahissent Central Park, sans autre justification apparente qu'un illogisme qui est celui du rêve et des voies qu'il ouvre vers certaines profondeurs.


... Et Argento d'étrangement sembler renouer avec les plus lointaines racines du cinéma, celles des "fantasmagories" de Robertson et de ses imitateurs, qui déchaînaient les spectres sur les spectateurs des temps révolutionnaire et romantique.

samedi 7 juillet 2012

Au bord des infinis

 
Je suis l'être incliné qui jette ce qu'il pense ;
Qui demande à la nuit le secret du silence ;
          Dont la brume emplit l'œil ;
Dans une ombre sans fond mes paroles descendent
Et les choses sur qui tombent mes strophes rendent
          Le son creux du cercueil.

Mon esprit, qui du doute a senti la piqûre, 
Habite, âpre songeur, la rêverie obscure
          Aux flots plombés et bleus,
Lac hideux où l'horreur tord ses bras, pâle nymphe,
Et qui fait boire une eau morte comme la lymphe
          Aux rochers scrofuleux.

Le Doute, fils bâtard de l'aïeule Sagesse,
Crie : À quoi bon ? devant l'éternelle largesse,
          Nous fait tout oublier,
S'offre à nous, morne oubli, dans nos marches sans nombre,
Nous dit : – Es-tu las ? Viens ! – Et l'homme dort à l'ombre
          De ce mancenillier.

L'effet pleure et sans cesse interroge la cause.
La création semble attendre quelque chose.
          L'homme à l'homme est obscur.
Où donc commence l'âme ? où donc finit la vie ?
Nous voudrions, c'est là notre incurable envie,
          Voir par-dessus le mur.

Nous rampons, oiseaux pris sous le filet de l'être ;
Libres et prisonniers, l'immuable pénètre
          Toutes nos volontés ;
Captifs sous le réseau des choses nécessaires
Nous sentons se lier des fils à nos misères
          Dans les immensités. 


Victor Hugo, Les Contemplations, "Pleurs dans la nuit", I.

mardi 26 juin 2012

L'orgueil de Prométhée


Ses clins d'œil à 2001: A Space Odyssey (plan d'ouverture, maquillage de Guy Pearce) sont peut-être à compter parmi les plus graves défauts de Prometheus. Certes, je semble faire preuve ici, soit de beaucoup de générosité envers Ridley Scott, soit de maniaquerie psychorigide envers le culte dû à Kubrick. C'est que l'apparente peccadille me semble symptomatique du problème fondamental du film. Au niveau de sa conception, avec cette volonté affichée de se comparer à un tel chef-d’œuvre alors que clairement il "ne boxe pas dans la même catégorie", alors qu'il n'arrive même pas à remplir l'objectif premier, plus mesquin, de faire la nique à James Cameron, son Aliens de jadis et son Avatar de naguère. Au niveau de sa réception aussi. Éreinté de toutes parts, Prometheus paye le prix d'attentes démesurées. On devrait pourtant savoir, depuis le temps, qu'il ne faut rien attendre de Scott et profiter d'une heureuse surprise quand elle se présente (de plus en plus rarement). Annoncé et espéré par certains comme LE film de science-fiction de l'année un grand moment d'épouvante drapé dans les atours d'une fresque mythologique cosmique , puis dézingué un peu partout, Prometheus ne mérite ni cet excès d'honneur, ni cette indignité. En somme, le principal reproche à lui faire, c'est de n'être pas si mal que ça. Avec ses défauts (certains) et ses qualités (pas totalement négligeables), il a tout de même de quoi tenir la dragée haute à bien d'autres blockbusters, sans pour autant compter non plus parmi les plus grandes réussites du genre. Malgré son titre ronflant à la justification hasardeuse mais je suppose qu'en matière de référence mythologique, "Pandora", probablement plus adapté, eût trop fait penser à vous-savez-qui , le dernier né de Ridley Scott, à la différence du foie du titan (ou... du 2001 de Kubrick), ne se révèlera pas éternellement nourrissant visite après visite ; si en revanche on ne cherche qu'un casse-croute de deux heures, il constitue un mets tout à fait passable, à défaut d'inoubliable.

samedi 23 juin 2012

Transport en commun


Si déjà il est rare de voir réunis par hasard côte à côte dans un TGV deux lecteurs du même récent auteur à la mode aux ventes mirobolantes – ce qui pourtant devrait, ne serait-ce que par la force des mathématiques, arriver assez couramment –, combien encore plus improbable, pensa-t-il, était sa cohabitation fortuite avec cette jeune femme, tous deux ayant emporté comme lecture de voyage un roman du même auteur romantique du XIXe siècle ? Mais cette conjonction avait des apparences de signe du destin si étonnantes, qu'elle le laissa gauche et presque comme paralysé. Passé quelques brefs commentaires de part et d'autre, faits sur un ton d'amusement gêné, sur cette analogie de goût remarquée par tous deux, ils s'enfoncèrent chacun, résolument, dans son livre, et les passions qui y régnaient, sans plus oser échanger un mot jusqu'au terminus du train. Ils quittèrent leurs sièges sans même proférer une de ces plates et creuses formules de politesse, par lesquelles on prend congé des inconnus avec qui on a partagé ces quelques heures sur les rails, et disparurent l'un à l'autre dans la chaleur de la nuit estivale.   

vendredi 22 juin 2012

Moments musicaux


Il y a peu nous dansions sur le sable avec Sam et Suzy au son d'un vieux tourne-disque et d'une chanson de Françoise Hardy. Régulièrement dans la blogosphère cinéphile revient la question des meilleurs films musicaux ou des meilleures scènes de comédies musicales, et même si c'est un plaisir dont j'entends bien ne me lasser jamais que de suivre encore et encore les pas de Fred Astaire et de Cyd Charisse dans leur traversée du parc dans The Band Wagon de Minnelli, en ce lendemain de 21 juin je vous propose d'en faire, justement, un petit de côté (de pas), pour nous intéresser aux scènes musicales des films qui, précisément, ne le sont pas (musicaux). L'invitation est donc lancée à mes voisins blogueurs comme aux lecteurs de passage, chez eux ou dans les Commentaires de cette note, de livrer, bien classés ou en vrac, leurs séquences préférées dans le genre ou celles qui les auront les plus marquées. Seule règle : on évitera les films à "numéros" musicaux, et la musique doit être intégrée au récit (pas de bande son "extérieure"). En attendant, et en espérant, vos contributions, voici ma propre tentative de top 5, dont les têtes d'affiche ne devraient d'ailleurs pas étonner les habitués du lieu :


1. Twin Peaks: Fire Walk With Me



De la chanson-titre de Blue Velvet au club Silencio de Mulholland drive, Lynch est un habitué de ce type de scènes ; mais s'il n'en restait qu'une, ce serait celle-là. Laura Palmer sur le chemin de la mort, le regard de Donna, et par-dessus, la voix mélancolique et diaphane de Julee Cruise. Questions in a world of blue, élégie pour une innocence perdue. L'émotion envahit le Roadhouse, les larmes envahissent les yeux. Ceux des spectateurs aussi. Si la scène prélude mélancoliquement à la descente aux enfers (y compris sonores) de la séquence suivante, de l'autre côté de la frontière, tout, déjà, est joué.


2. The Man Who Knew Too Much


Prise isolément, la cantate d'Arthur Benjamin ne nous marquerait sans doute que par sa grandiloquence kitsch (bien représentative des compositeurs anglo-saxons de l'époque...) ; Hitchcock en fait le support d'un monument de suspense et de mise en scène maniériste, comme une monstrueuse  réponse au frêle et maternel Que sera sera de Doris Day : opposition à laquelle on pourrait d'ailleurs, aussi bien, résumer tout le film.


3. Leung juk / The Lovers


C'est un peu de la triche car le son off vient se mêler au son in, mais après tout, c'est justement de cela qu'il s'agit ici : de dépassement. L'inspiration qui touche enfin Liang Shan-po, une déclaration d'amour qui se passe de tout mot, le thème des amants-papillons qui naît, et un montage hallucinant sans avoir l'air d'y toucher, qui amalgame les temporalités, suspend le vol du temps et glisse du présent à sa prolongation par le souvenir.
 

4. The Seven Year Itch


(On touche ici, évidemment, à l'antithèse à peu près absolue de ce qui précède.) J'ignore s'il fut réellement un temps où on ait pu envisager de draguer sur du Rachmaninov. Mais quoi qu'il en soit, cela ne change rien à l'efficacité ravageuse dont Wilder fait preuve, n'épargnant ni les fantasmes d'adultère romantique de son "héros", ni la réalité bien moins glorieuse qui s'en suit. Mit-on jamais plus d'élégance que Wilder à filmer la vulgarité.


5. Pulp Fiction


Mia Wallace veut danser, et devant la caméra de Tarantino, la danse devient iconique. L'image d'Uma Thurman se fige dans l'imaginaire collectif (alors que son rôle n'est finalement pas si important que ça dans le film !) et pour les années à venir on passera tous et toutes nos doigts devant nos visages à la moindre occasion de trémoussement comme Travolta et sa partenaire, oubliant au passage que question jeux de jambes, on était loin de rivaliser. Parfois, le culte, c'est aussi simple que ça.


*

Et vous, où vous vos préférences ? Moon River à la fenêtre, ou La Marseillaise à Casablanca ? La Chevauchée des Walkyries à fond les enceintes pour effrayer les Viets, ou la petite servante à la voix brisée de Paths of Glory ? La chanson sans texte de Chaplin, pied-de-nez à l'avènement du "parlant", ou les doigts de la muette Holly Hunter sur le piano de Jane Campion ? À moins que ce ne soit le "bon vieux rock bien de chez nous" de Marty MacFly ? À vous la scène...

jeudi 14 juin 2012

Fiction'elle


De si bon cœur qu'elle s'y prenne, tout le romanesque accumulé dans sa mémoire l'arrête, lui tient lieu soudain de mémoire. Elle vit ainsi dans ses mensonges comme une reine. Elle a oublié passionnément son enfance, elle ne tressaille plus quand le faux lui revient, sans penser, aux lèvres, elle ment. Elle ne ment plus. Elle est la fille de son imagination souterraine. Comme un peuple s'accommode de ses légendes, elle s'accoude à ses mythes, elle s'y perd. Cela remonte des profondeurs avec tous les accents du souvenir : ce qu'elle a inventé un jour reparaît peu à peu, se précise, naît à la réalité confuse, et se débrouille par les chemins coutumiers du rappel. Il fallait que l'existence se pliât au dogme de sa beauté, qui rend Armand crédule. Il s'est jeté dans cette femme comme dans un torrent. Elle a conscience de ce rôle joué : de ce rôle que presque tous ses amants ont exigé qu'elle tînt. Elle se sent obscurément une chute, un passage éblouissant vers un gouffre. On l'emprunte pour s'abîmer. Cela l'enivre assez d'être un péché mortel. Elle sent, elle éprouve ce qu'elle abandonne aux rochers. Déjà son miroir, et deux ou trois hommes lui ont fait comprendre comment le monde un jour donnera le récit de sa vie. Elle a pris à l'extrême d'une nuit la notion d'un ravage certain. Elle est à la pointe d'un couteau. Elle va fermer les yeux. Qu'elle les ferme, ces yeux d'or qui ont connu tout ce qui crispe, et se convulse, tout ce qui meurt d'avoir aimé.

Louis Aragon, La Défense de l'Infini.

mercredi 13 juin 2012

Pas de crash à Cosmopolis

C'était l'heure tranquille où les ouatures vont boire.


Cosmopolis est un film qui n'a rien à dire, mais qui déploie beaucoup de bavardage pour donner le change et tenter de faire croire qu'il discoure sur le Rien (en l'espèce, "le Rien comme corollaire du crépuscule du capitalisme", ou quelque chose du genre). Ce petit tour de passe-passe – faire passer l'absence d'objet pour le sujet – ayant plutôt bien réussi à quelques autres par le passé, on hésiterait presque à blâmer Cronenberg d'avoir essayé. D'autant que Cosmopolis peut effectivement produire une sorte de léthargie fascinée, qui en rend l'appréciation exacte assez difficile. Patterson est transparent et inexpressif, les lignes et les lignes de texte s'accumulent, leur contenu semble pensé pour être impossible à mémoriser plus de trente secondes, les face-à-face et les dialogues de sourds s'enchaînent, et sur la corde raide du formalisme stylisé, la réalisation bascule plus d'une fois dans le degré zéro du théâtre filmé. Si la psychologie du personnage central évolue entre l'inexistence et la caricature improbable, il est une chose que le spectateur peut partager, c'est son envie d'échapper à cette atmosphère raréfiée pour éprouver des pulsions plus primaires : sexe et violence. Ainsi, plus que ses interminables pontifiages théoriques, plus même que la confrontation finale avec l'assassin qui se résorbe en nouvelle séquence de verbosité, deux scènes coïtales (les dire "érotiques" serait déplacé), quoiqu'assez mal fichues et en elles-mêmes guère moins insignifiantes que le reste, semblent comme le cœur secret du film. Immanquablement alors se profile le souvenir de Crash, jambes en l'air et taule froissée. Crash était, et reste, un film qui a beaucoup à dire. Sur le cul (les voies troubles de la jouissance) et sur le culte (celui des voitures jusqu'à la pratique massive du sacrifice sanglant, la fascination pour les carambolages et pour la mort des stars). Cronenberg alors était malsain, sûrement, maladroit, parfois, mais non ennuyeux ; il se préoccupait de mise en scène, non de pur formalisme. À seize années de distance, Cosmopolis a des allures d'illustration en creux des théories de Vaughan sur le pouvoir générateur des accidents de la route ("a fertilizing rather than a destructive event"). La limousine d'Eric Packer, que nous ne quittons quasiment pas, glisse doucement dans une sorte de vide, censé vaguement évoquer un embouteillage. Quelques anarchistes pourront bien l'amocher un peu, mais certainement pas l'empêcher de rentrer au garage le soir venu. Dans l'habitacle, Packer se pense invulnérable parce qu'il est détaché de tout, mais il lui faut mendier auprès de toutes les femmes qu'il croise, ou presque, un peu d'excitation, qui le maintienne en vie, un tant soit peu, lui permette de continuer d'avancer, et de parler. L’œuvre et le personnage sont à l'image l'un de l'autre. Tous deux se voudraient les interprètes absolus d'un monde épuisé : ils n'en sont, au mieux, que les symptômes.

vendredi 8 juin 2012

Chants de l'insigne mésalliance


Des terres neuves, par là-bas, dans un très haut parfum d'humus et de feuillage,
Des terres neuves, par là-bas, sous l'allongement des ombres les plus vastes de ce monde,
Toute la terre aux arbres, par là-bas, sur fond de vignes noires, comme une Bible d'ombre et de fraîcheur dans le déroulement des plus beaux textes de ce monde.

Et c'est naissance encore de prodiges, fraîcheur et source de fraîcheur au front de l'homme mémorable.
Et c'est un goût de choses antérieures, comme aux grands Titres préalables l'évocation des sources et des gloses,
Comme aux grands Livres de Mécènes les grandes pages liminaires la dédicace au Prince, et l'Avant-dire, et le Propos du Préfacier.


... Des terres neuves, par là-haut, comme un parfum puissant de grandes femmes mûrissantes,
Des terres neuves, par là-haut, sous la montée des hommes de tout âge, chantant l'insigne mésalliance,
Toute la terre aux arbres, par là-haut, dans le balancement de ses plus beaux ombrages, ouvrant sa tresse la plus noire et l'ornement grandiose de sa plume, comme un parfum de chair nubile et forte au lit des plus beaux êtres de ce monde.

Et c'est une fraîcheur d'eaux libres et d'ombrages, pour la montée des hommes de tout âge, chantant l'insigne mésalliance,
Et c'est une fraîcheur de terres en bas âge, comme un parfum des choses de toujours, de ce côtés des choses et de toujours,
Et comme un songe prénuptial où l'homme encore tient son rang, à la lisière d'un autre âge, interprétant la feuille noire et les arborescences du silence dans de plus vaste syllabaires.


Toute la terre nouvelle par là-haut, sous le blason d'orage, portant cimier de filles blondes et l'empennage du Sachem,
Toute la terre nubile et forte, au pas de l'Étranger, ouvrant sa fable de grandeur aux songes et fastes d'un autre âge,
Et la terre à longs traits, sur ses plus longues laisses, courant, de mer à mer, à de plus hautes écritures, dans le déroulement lointain des plus beaux textes de ce monde.


Saint-John Perse, Vents, II, 1. Terrence Malick, The New World.

dimanche 3 juin 2012

... et variations


C'est le temps de l'amour, le temps des copains et de l'aventure ; quand le temps va et vient, on ne pense à rien malgré ses blessures... C'est Françoise Hardy qui le chante et même si pour ce qui est de l'accompagnement musical, Moonrise Kingdom donne avant tout envie de se repasser en boucle The Young Person's Guide to the Orchestra et quelques autres titres de Britten, le refrain de la chanson résume relativement bien l'esprit du dernier opus de Wes Anderson, dont elle accompagne l'une des (nombreuses) très  belles scènes. Relativement, parce que passé l'évidence apparente du pitch la fugue commune de deux enfants amoureux , Moonrise Kingdom se révèle vite un défi au résumé, c'est-à-dire à la restriction. Si l'allégresse, l'euphorie, voire une certaine naïveté, sont sans doute les premiers éléments auxquels on peut penser pour caractériser le film, ils y côtoient aussi beaucoup d'autres choses, mélancolie et inquiétude. Côté formel, simplicité et richesse, de même que sur-stylisation (parfois peut-être un peu gratuite), liberté et rigueur de la construction, se mêlent pareillement. C'est que la trajectoire de Sam et Suzy n'est pas tracée dans le vide : elle vient bousculer et finalement entraîner dans son sillage toute une communauté (on saluera au passage un casting sans faille), d'abord dressée contre eux, puis massée autour d'eux. Presque autant que l'histoire des deux gamins, Moonrise Kingdom raconte celle d'un mariage qui bat de l'aile, d'une relation adultère guère plus brillante, d'un policier "lourdaud et triste", d'un chef scout pas tout à fait sûr de sa place dans le monde, etc., etc. ; mais ces histoires n'ont de sens – ne prennent sens, ne peuvent se développer – qu'au contact du jeune couple, qui leur transmet un peu de sa folle énergie cinétique et fait bouger les lignes. L'ouragan annoncé dès les premières minutes du film est finalement assez peu traité comme la menace à laquelle on pourrait s'attendre, mais plutôt comme une sorte de tempête salvatrice dont l'île (nouvelle arche de Noé ?) et ses habitants sortiront purifiés. D'autres en auraient fait un élément moralisateur, venant souligner et condamner l'inconscience d'enfants irresponsables ; Anderson en use plutôt comme d'une sorte d'image métonymique de ces enfants à moins que ce ne soit l'inverse , chamboulant sur leur passage le tracé des cartes et des habitudes. Ils semblent partager la même nature : frappé par la foudre, Sam se relève tout aussitôt indemne, tandis que c'est le Baden Powell d'opérette joué par Harvey Keitel qui en prendra pour son grade. Ce joyeux tohu-bohu ne fait certes pas, au bout du compte, une révolution ; mais une leçon de bonheur. Et si agréablement délivrée, on aurait bien tort de s'en priver.

jeudi 31 mai 2012

Fugue...


– Attends, sérieusement : rien, pas le moindre petit prix ?
Tu attendais quoi d'un festival qui prime Michael Haneke ?
Et pas pour la première fois, en plus...
– T'as raison, ça craint, faut qu'on se casse de là, et vite.

lundi 28 mai 2012

Une apparition

Quelques instants plus tard, j'en compris l'utilité : cet étroit pont de pierre, sans doute jeté jadis par-dessus une rivière, et qui se trouve maintenant ne relier les deux segments de route passant par là qu'au prix de deux périlleux virages à 90 degrés, de part et d'autre, ce pont imposait assurément la mise en place d'un moyen de freiner les automobilistes d'aujourd'hui avant que ne s'accumulent les accidents. Pourtant, alors que je continuais mon périple, cette explication logique, cohérente, rationnelle, enlevait peu au sentiment d'étrangeté provoqué par la soudaine rencontre de ce feu tricolore, planté au cœur de la nuit et d'une forêt où il constitue, pour qui la traverse, le seul signe de la civilisation moderne à des kilomètres à la ronde.

vendredi 25 mai 2012

Et maintenant une note globalement inoffensive


Rita a peut-être oublié beaucoup de choses, mais certainement pas le Towel Day 2012. D'autant que cette année, des petits malins ont pu observer qu'en additionnant le jour, le mois et l'an de cette grande célébration de la serviette (et de l'œuvre de Douglas Adams), on n'obtenait rien moins que le chiffre 42 ! Une coïncidence cosmique d'une telle ampleur ne pouvant décemment pas ne pas être célébrée, il ne reste plus à notre héroïne qu'à mettre la main sur un poisson Babel et à se rendre au Milliways, le dernier restaurant avant la fin du monde, où elle a réservé une table pour ce soir. Parfois la vie est bien faite.

samedi 19 mai 2012

Clouseau, le jour des fous

What if he's right?... I'm finished, washed up. Sanity and
reason become things of the past. Madness reigns.
Commissioner Dreyfus (Herbert Lom)


Il n'y a guère de raisons de ne pas prendre au sérieux la prédiction du commissaire Dreyfus à son analyste : ce qu'annonce la vérification, contre toute évidence, de la certitude qu'a son subordonné l'inspecteur Clouseau de l'innocence de la soubrette Maria Gambrelli des meurtres dont on l'accuse, ce n'est rien moins que l'avènement du règne de la Folie. Et Dreyfus bien sûr, avec ses tics nerveux et ses automutilations, manifeste lui-même les premiers symptômes de la contagion. La construction d'A Shot in the Dark, c'est la montée en puissance d'un dérèglement. Les esprits chagrins diront que le film met du temps à démarrer. Les premiers gags de Clouseau font sourire mais peut-être pas s'esclaffer franchement, et le rythme n'a rien d'effréné. Mais l'introduction de ce personnage décalé dans un environnement normé – le milieu social, mais aussi le genre (le récit policier) agit comme un ferment, qui va, progressivement, inéluctablement, tout contaminer autour de lui, jusqu'au dynamitage final, et littéral, de la réunion des suspects à la Hercule Poirot. Entre les deux, si Blake Edwards use volontiers du comique de répétition, ce n'est jamais en horloger minutieux et exact d'une mécanique comique parfaite qui pourrait, à sa façon, être synonyme d'un certain ordre. Clouseau et Hercule ne parviendront jamais à synchroniser leurs montres. Il y a chez Edwards et Sellers  une sorte de génie de l'à-côté de la plaque : une sorte de rythme perpétuellement faussé, qui chez d'autres flanquerait tout par terre, mais définit ici les conditions du feu d'artifice. Les engrenages se télescopent les uns les autres. Seul le désordre règne. Et certains d'entre nous ne demandent qu'à se laisser emporter.

mercredi 16 mai 2012

Pour saluer Fuentes


Carlos Fuentes – 1928-2012. 

Dans le ballet des commentaires stériles et la cacophonie de vide qui saturent les médias autour des moindres faits et gestes de notre nouveau président et des gesticulations du clan déchu, et dans la partie du petit espace laissé à l' "actualité culturelle" qui ne soit pas entièrement consacrée à l'imminente ouverture du Festival de Cannes, tombe soudain la nouvelle de la disparition de l'un des plus grands écrivains contemporains, et de mes préférés. J'étais justement en train, ces jours-ci, de lire et relire (respectivement) ses recueils de nouvelles fantastiques, Constancia et autres histoires pour vierges et le plus récent En inquiétante compagnie : c'est un sentiment étrange que de se dire qu'en tournant une page d'un livre, celui-ci change soudain, d'œuvre d'un auteur vivant, en celle d'un auteur "du passé" ; surtout quand le livre lui-même est plein de morts qui reviennent à la vie et de vivants qui ne le sont pas autant qu'ils le croient. Je me souviens avoir découvert Fuentes en me lançant, sans doute inconsidérément, et, si je ne me trompe, en marge de ma première année de fac, directement à l'assaut de Terra Nostra, massif immense et fou auquel je n'avais évidemment pas compris grand-chose, mais où j'avais puisé nombre d'images qui continuent depuis de peupler mon imaginaire. Les années qui suivirent (avec ou sans Laura Díaz...) l'installèrent définitivement dans mon panthéon personnel, non loin de ses "voisins" Carpentier et Cortázar. Fuentes, c'était un regard et une voix capables d'embrasser, et de brasser, tout à la fois le réalisme et l'onirisme, l'Histoire et l'actualité, la politique et la merveille. En somme, une sorte de serpent à plumes. Ses textes lui avaient valu le Gallegos et le Cervantes, soit les plus hautes distinctions littéraires d'Amérique latine et du monde hispanophone, mais il sera resté un de ces éternels favoris, toujours cités, jamais couronnés, du prix Nobel, laissé à la porte par les membres d'un comité qui, signalons-le en passant, parmi les lauréats de ces dernières années, lui aura préféré un certain nombre d'insignes médiocres. Tant pis. La liste de ses "œuvres complètes" comporte un certain nombre de romans non encore traduits en français, mais aussi d'autres dont nous ne connaîtrons jamais que les titres et la place qu'ils devaient occuper dans cette grande architecture inachevée qu'il avait conçu pour ses écrits. Tant pis encore. Tant mieux. Nous reste la part de l'imagination qui jamais ne s'éteint. Nous restent les mots magiques qui transfigurent le réel sans l'oblitérer.

mardi 15 mai 2012

De l'ineffable


J'ai composé, tout en me promenant, bien des phrases parfaites dont je ne me rappelle pas un mot, une fois rentré chez moi. La poésie ineffable de ces phrases vient-elle toute entière de cela qu'elles ont été, ou bien, en partie, de n'avoir jamais été ?

Fernando Pessoa (traduction de Françoise Laye), Le Livre de l'intranquillité.

mardi 8 mai 2012

Rencontres musicales


C'est peu dire que j'attendais la nouvelle série d'animation de Shin'ichirō Watanabe. C'est peu dire aussi que je ne m'attendais pas à ce que j'ai reçu en plein cœur. Sakamichi no Apollon, diffusé depuis la mi-avril au Japon, est un éblouissement. Comparé aux joyeux mélanges des genres et des influences et à la fantaisie qui caractérisaient les deux précédentes séries de Watanabe, ce nouvel opus peut d'abord surprendre, il est vrai, par son apparente simplicité et un certain classicisme. Histoire d'amitiés et d'amours adolescentes dans le Kyūshū des années 60, sur fond de passion commune pour le jazz, Sakamichi no Apollon (ou Kids on the Slope, de son titre "international") semble bien loin de l'univers SF de Cowboy Bebop comme des anachronismes déjantés de Samurai Champloo. Pourtant, quoique plus discrètement et cette fois sur un mode de chronique réaliste, c'est bien encore sur un fond de mélanges culturels plus ou moins improbables que s'inscrivent les rencontres des personnages, dans un Japon provincial d'après après-guerre qui balance entre regards toujours portés vers la tradition, et influences occidentales issues pour large partie de l'occupation américaine. Et comme toute bonne interprétation d'un standard de jazz, le scénario navigue entre l'évidence et les bifurcations plus inattendues. C'est quand on croit connaître l'histoire d'avance, pouvoir paisiblement s'abandonner à un déroulé prévisible pour mieux en apprécier les scènes les plus réussies, qu'elle prend des tours que l'on n'avait pas vu venir. On en suit l'avancée tout en marquant du pied et des doigts les rythmes d'Al Blakey, Bill Evans, Chet Baker qui se mêlent à la b.o. de Yoko Kanno retrouvée, tout semble couler limpidement, et l'on s'aperçoit que ce rythme était trompeur, la temporalité pas si claire, et que quand tout semblait s'enchaîner, on est passé, en quatre épisodes, de la fin de l'été à l'approche de Noël. Qu'on y ajoute une réalisation fluide, une esthétique lumineuse, une ambiance dans laquelle on ne demande que de s'immerger, et l'on comprendra que le maître Watanabe est plus que bien parti pour nous gratifier, ce printemps, de l'une des plus belles séries animées que l'archipel nous ait offertes depuis longtemps.