samedi 19 avril 2014

Angoisse à Paris

Anything can happen in Paris. It's in the air.
Vicky Barton (Jean Simmons)


Fisher n'a pas toujours été un grand compositeur de plans, et une bonne occasion de s'en rendre compte (bonne aussi en cela que le film a, heureusement, d'autres qualités intéressantes) est de visionner So Long at the Fair, sans doute son long-métrage le plus notable d'avant son engagement au sein de la Hammer. S'endormant le soir dans un hôtel parisien à quelques pas de la chambre occupée par son frère, une innocente touriste anglaise ne retrouve plus, le lendemain, ni le frère, ni la chambre, dont on lui soutient alors que le premier n'a jamais été là et que la seconde n'a jamais existé. Si le film offre peu de fulgurances sur le plan de l'image pure, sous-exploitant sans doute, de façon générale, les possibilités offertes par le décor de l'Exposition Universelle de 1889, et si Fisher s'y montre par ailleurs assez médiocrement inspiré en ce qui concerne l'utilisation du noir et blanc, le cinéaste déploie en revanche une certaine maestria quand il s'agit d'entraîner son héroïne, et les spectateurs avec elle, dans une atmosphère paranoïaque de plus en plus prenante et prononcée. À défaut d'être esthétiquement renversants, les cadrages de Fisher sont ici tout ce qu'il y a de plus efficaces ; les scènes, notamment, où Vicky est suivie, en calèche d'abord, puis à travers la foule, véhiculent, montage et rythme aidant, un sentiment d'oppression grandissante dont il est difficile de s'abstraire. On notera également, venant renforcer l'isolement du personnage, l'utilisation de la barrière de la langue étrangère, une très large part du film étant jouée en français dans le texte, et originellement non sous-titrée. Quoiqu'un dénouement un peu rapide, et ne résolvant peut-être pas tous les mystères présentés auparavant, fasse s'achever l'œuvre sur une note un petit peu moins satisfaisante que ce qui précède, So Long at the Fair dépasse néanmoins le statut de simple curiosité et mérite qu'on y prête quelque l'intérêt.

mardi 15 avril 2014

Fisher piranésien


The Brides of Dracula, ou la rencontre fortuite sur une table de dissection des toiles de Caspar David Friedrich et des Carceri de Piranese. Le deuxième des trois films consacrés par Fisher au "monarque des vampires" (tel qu'il se voit promu dans les premières minutes d'un opus dont il est par ailleurs tout à fait absent) n'est certes pas le meilleur. Il est en revanche l'un des films où éclatent de la façon la plus frappante l'art fisherien de la composition des plans et ses sources d'inspiration paradoxales. Au peintre romantique allemand, le cinéaste anglais emprunte manifestement beaucoup, ici comme ailleurs. Ses édifices gothiques massifs s'élevant, plus ou moins ruinés, dans des lumières crépusculaires, entre des arbres aux branchages décharnés, surplombant et parfois écrasant les fragiles silhouettes humaines, fournissent une grammaire visuelle inlassablement recomposée de séquence en séquence, selon des ordonnancements toutefois toujours reconnaissables. Mais le souvenir du graveur italien et de ses prisons capricieuses vient s'y mêler, et les subvertir, lors des scènes au château Meinster. Le plan le plus remarquable à ce titre (d'autant qu'il se voit plusieurs fois répété) est la vue plongeante qu'a Marianne, depuis son balcon, des appartements du baron enchaîné. Fouillis architectural et point de vue excentré s'y ajoutent – comme ils le feront dans toutes les scènes d'intérieur, le réalisateur systématisant là en les exagérant encore des maniérismes déjà présents dans Horror of Dracula – pour concourir à l'égarement du regard, propédeutique à d'autres vertiges. La perte de repères visuels prépare et matérialise la perte de repères morale, en un lieu où règnent le doute permanent quant à la répartition des rôles de victime et de bourreau, l'instabilité mentale sombrant du malaise dans la folie pure. Mêlant Piranese à Friedrich, Fisher bâtit et nous invite à visiter comme l'intérieur secret, angoissant et dément, derrière l'extérieur splendide des visions romantiques.

jeudi 10 avril 2014

La Porte ! #14 : Terence Fisher



"Il faut enfin signaler cette merveilleuse séquence, un des plus beaux moments du cinéma d'après-guerre, où Lucy Holmwood attend la venue du comte Dracula. Elle fait enlever les fleurs d'ail, ouvre sa fenêtre en grand, et retire sa croix en toute hâte, donnant à ce geste une admirable signification érotique. Puis, pâmée sur le lit, palpitante, haletante dans son déshabillé turquoise, elle prépare tout son être à recevoir le mortel et délicieux hommage du prince des vampires." (Michel Caen)

Pour fêter la parution longtemps espérée et retardée, enfin survenuedu premier volume de l'intégrale Midi-Minuit Fantastique aux éditions Rouge Profond, la Troisième Chambre a le plaisir de vous convier, pour inaugurer sa troisième année, à tout un mois spécialement consacré à Terence Fisher, à la gloire duquel la revue consacrait son premier numéro en mai 1962. Chers voisins, chères voisines, n'hésitez pas à participer à la fête, en y allant de vos propres verres de sang !



dimanche 6 avril 2014

La Troisième Chambre a trois ans


D'année en année
faire porter un masque de singe
à un singe, pourtant...
 
Bashō (traduction de Makoto Kemmoku et Dominique Chipot).

vendredi 4 avril 2014

Course en intérieur


Axiome : tout personnage du dernier film de Wes Anderson tend à développer une énergie et une activité inversement proportionnelles à la taille de l'espace qui l'entoure. Le Grand Budapest Hotel de 1968 est une vaste ruine quasi vide, où s'assoient face à face dans un lobby désert un Zero Moustapha devenu riche, vieux et apaisé, et l'écrivain auquel il raconte son histoire. Le bâtiment de 1932 – que le réalisateur va jusqu'à filmer en format plus serré, 4/3, et non plus en 16/9 comme le récit-cadre : logique de matriochka – est une ruche piégée dans une maison de poupées. Monsieur Gustave, le jeune Zero et les autres semblent perpétuellement sur le point d'en heurter les murs, mais c'est pour mieux glisser, rebondir, ricocher, courir ailleurs. Au dehors du compartiment de train, un pays, et l'Europe entière même, sombrent lentement dans une idéologie mortifère. L'Anderson des années 2000 y aurait sans doute trouvé matière à nourrir son cinéma d'alors (qui, je l'avoue, m'a toujours semblé quelque peu surcoté), doux-amer à la mode, neurasthénique branché. L'Anderson des années 2010 (que je lui préfère largement) prédilectionne le mouvement perpétuel burlesque. Portes à ouvrir ou à faire coulisser, ascenseur, funiculaire, prison, habitacle de voiture ou fourgonnette de livreur de pâtisseries, fenêtre, trappe, coffre, confessionnal, enferment moins qu'ils ne propulsent les protagonistes dégingandés de la course-poursuite. Le cinéma de Wes Anderson rajeunit bien. Et ne semble pas près de s'essouffler.