mardi 26 juin 2012

L'orgueil de Prométhée


Ses clins d'œil à 2001: A Space Odyssey (plan d'ouverture, maquillage de Guy Pearce) sont peut-être à compter parmi les plus graves défauts de Prometheus. Certes, je semble faire preuve ici, soit de beaucoup de générosité envers Ridley Scott, soit de maniaquerie psychorigide envers le culte dû à Kubrick. C'est que l'apparente peccadille me semble symptomatique du problème fondamental du film. Au niveau de sa conception, avec cette volonté affichée de se comparer à un tel chef-d’œuvre alors que clairement il "ne boxe pas dans la même catégorie", alors qu'il n'arrive même pas à remplir l'objectif premier, plus mesquin, de faire la nique à James Cameron, son Aliens de jadis et son Avatar de naguère. Au niveau de sa réception aussi. Éreinté de toutes parts, Prometheus paye le prix d'attentes démesurées. On devrait pourtant savoir, depuis le temps, qu'il ne faut rien attendre de Scott et profiter d'une heureuse surprise quand elle se présente (de plus en plus rarement). Annoncé et espéré par certains comme LE film de science-fiction de l'année un grand moment d'épouvante drapé dans les atours d'une fresque mythologique cosmique , puis dézingué un peu partout, Prometheus ne mérite ni cet excès d'honneur, ni cette indignité. En somme, le principal reproche à lui faire, c'est de n'être pas si mal que ça. Avec ses défauts (certains) et ses qualités (pas totalement négligeables), il a tout de même de quoi tenir la dragée haute à bien d'autres blockbusters, sans pour autant compter non plus parmi les plus grandes réussites du genre. Malgré son titre ronflant à la justification hasardeuse mais je suppose qu'en matière de référence mythologique, "Pandora", probablement plus adapté, eût trop fait penser à vous-savez-qui , le dernier né de Ridley Scott, à la différence du foie du titan (ou... du 2001 de Kubrick), ne se révèlera pas éternellement nourrissant visite après visite ; si en revanche on ne cherche qu'un casse-croute de deux heures, il constitue un mets tout à fait passable, à défaut d'inoubliable.

samedi 23 juin 2012

Transport en commun


Si déjà il est rare de voir réunis par hasard côte à côte dans un TGV deux lecteurs du même récent auteur à la mode aux ventes mirobolantes – ce qui pourtant devrait, ne serait-ce que par la force des mathématiques, arriver assez couramment –, combien encore plus improbable, pensa-t-il, était sa cohabitation fortuite avec cette jeune femme, tous deux ayant emporté comme lecture de voyage un roman du même auteur romantique du XIXe siècle ? Mais cette conjonction avait des apparences de signe du destin si étonnantes, qu'elle le laissa gauche et presque comme paralysé. Passé quelques brefs commentaires de part et d'autre, faits sur un ton d'amusement gêné, sur cette analogie de goût remarquée par tous deux, ils s'enfoncèrent chacun, résolument, dans son livre, et les passions qui y régnaient, sans plus oser échanger un mot jusqu'au terminus du train. Ils quittèrent leurs sièges sans même proférer une de ces plates et creuses formules de politesse, par lesquelles on prend congé des inconnus avec qui on a partagé ces quelques heures sur les rails, et disparurent l'un à l'autre dans la chaleur de la nuit estivale.   

vendredi 22 juin 2012

Moments musicaux


Il y a peu nous dansions sur le sable avec Sam et Suzy au son d'un vieux tourne-disque et d'une chanson de Françoise Hardy. Régulièrement dans la blogosphère cinéphile revient la question des meilleurs films musicaux ou des meilleures scènes de comédies musicales, et même si c'est un plaisir dont j'entends bien ne me lasser jamais que de suivre encore et encore les pas de Fred Astaire et de Cyd Charisse dans leur traversée du parc dans The Band Wagon de Minnelli, en ce lendemain de 21 juin je vous propose d'en faire, justement, un petit de côté (de pas), pour nous intéresser aux scènes musicales des films qui, précisément, ne le sont pas (musicaux). L'invitation est donc lancée à mes voisins blogueurs comme aux lecteurs de passage, chez eux ou dans les Commentaires de cette note, de livrer, bien classés ou en vrac, leurs séquences préférées dans le genre ou celles qui les auront les plus marquées. Seule règle : on évitera les films à "numéros" musicaux, et la musique doit être intégrée au récit (pas de bande son "extérieure"). En attendant, et en espérant, vos contributions, voici ma propre tentative de top 5, dont les têtes d'affiche ne devraient d'ailleurs pas étonner les habitués du lieu :


1. Twin Peaks: Fire Walk With Me



De la chanson-titre de Blue Velvet au club Silencio de Mulholland drive, Lynch est un habitué de ce type de scènes ; mais s'il n'en restait qu'une, ce serait celle-là. Laura Palmer sur le chemin de la mort, le regard de Donna, et par-dessus, la voix mélancolique et diaphane de Julee Cruise. Questions in a world of blue, élégie pour une innocence perdue. L'émotion envahit le Roadhouse, les larmes envahissent les yeux. Ceux des spectateurs aussi. Si la scène prélude mélancoliquement à la descente aux enfers (y compris sonores) de la séquence suivante, de l'autre côté de la frontière, tout, déjà, est joué.


2. The Man Who Knew Too Much


Prise isolément, la cantate d'Arthur Benjamin ne nous marquerait sans doute que par sa grandiloquence kitsch (bien représentative des compositeurs anglo-saxons de l'époque...) ; Hitchcock en fait le support d'un monument de suspense et de mise en scène maniériste, comme une monstrueuse  réponse au frêle et maternel Que sera sera de Doris Day : opposition à laquelle on pourrait d'ailleurs, aussi bien, résumer tout le film.


3. Leung juk / The Lovers


C'est un peu de la triche car le son off vient se mêler au son in, mais après tout, c'est justement de cela qu'il s'agit ici : de dépassement. L'inspiration qui touche enfin Liang Shan-po, une déclaration d'amour qui se passe de tout mot, le thème des amants-papillons qui naît, et un montage hallucinant sans avoir l'air d'y toucher, qui amalgame les temporalités, suspend le vol du temps et glisse du présent à sa prolongation par le souvenir.
 

4. The Seven Year Itch


(On touche ici, évidemment, à l'antithèse à peu près absolue de ce qui précède.) J'ignore s'il fut réellement un temps où on ait pu envisager de draguer sur du Rachmaninov. Mais quoi qu'il en soit, cela ne change rien à l'efficacité ravageuse dont Wilder fait preuve, n'épargnant ni les fantasmes d'adultère romantique de son "héros", ni la réalité bien moins glorieuse qui s'en suit. Mit-on jamais plus d'élégance que Wilder à filmer la vulgarité.


5. Pulp Fiction


Mia Wallace veut danser, et devant la caméra de Tarantino, la danse devient iconique. L'image d'Uma Thurman se fige dans l'imaginaire collectif (alors que son rôle n'est finalement pas si important que ça dans le film !) et pour les années à venir on passera tous et toutes nos doigts devant nos visages à la moindre occasion de trémoussement comme Travolta et sa partenaire, oubliant au passage que question jeux de jambes, on était loin de rivaliser. Parfois, le culte, c'est aussi simple que ça.


*

Et vous, où vous vos préférences ? Moon River à la fenêtre, ou La Marseillaise à Casablanca ? La Chevauchée des Walkyries à fond les enceintes pour effrayer les Viets, ou la petite servante à la voix brisée de Paths of Glory ? La chanson sans texte de Chaplin, pied-de-nez à l'avènement du "parlant", ou les doigts de la muette Holly Hunter sur le piano de Jane Campion ? À moins que ce ne soit le "bon vieux rock bien de chez nous" de Marty MacFly ? À vous la scène...

jeudi 14 juin 2012

Fiction'elle


De si bon cœur qu'elle s'y prenne, tout le romanesque accumulé dans sa mémoire l'arrête, lui tient lieu soudain de mémoire. Elle vit ainsi dans ses mensonges comme une reine. Elle a oublié passionnément son enfance, elle ne tressaille plus quand le faux lui revient, sans penser, aux lèvres, elle ment. Elle ne ment plus. Elle est la fille de son imagination souterraine. Comme un peuple s'accommode de ses légendes, elle s'accoude à ses mythes, elle s'y perd. Cela remonte des profondeurs avec tous les accents du souvenir : ce qu'elle a inventé un jour reparaît peu à peu, se précise, naît à la réalité confuse, et se débrouille par les chemins coutumiers du rappel. Il fallait que l'existence se pliât au dogme de sa beauté, qui rend Armand crédule. Il s'est jeté dans cette femme comme dans un torrent. Elle a conscience de ce rôle joué : de ce rôle que presque tous ses amants ont exigé qu'elle tînt. Elle se sent obscurément une chute, un passage éblouissant vers un gouffre. On l'emprunte pour s'abîmer. Cela l'enivre assez d'être un péché mortel. Elle sent, elle éprouve ce qu'elle abandonne aux rochers. Déjà son miroir, et deux ou trois hommes lui ont fait comprendre comment le monde un jour donnera le récit de sa vie. Elle a pris à l'extrême d'une nuit la notion d'un ravage certain. Elle est à la pointe d'un couteau. Elle va fermer les yeux. Qu'elle les ferme, ces yeux d'or qui ont connu tout ce qui crispe, et se convulse, tout ce qui meurt d'avoir aimé.

Louis Aragon, La Défense de l'Infini.

mercredi 13 juin 2012

Pas de crash à Cosmopolis

C'était l'heure tranquille où les ouatures vont boire.


Cosmopolis est un film qui n'a rien à dire, mais qui déploie beaucoup de bavardage pour donner le change et tenter de faire croire qu'il discoure sur le Rien (en l'espèce, "le Rien comme corollaire du crépuscule du capitalisme", ou quelque chose du genre). Ce petit tour de passe-passe – faire passer l'absence d'objet pour le sujet – ayant plutôt bien réussi à quelques autres par le passé, on hésiterait presque à blâmer Cronenberg d'avoir essayé. D'autant que Cosmopolis peut effectivement produire une sorte de léthargie fascinée, qui en rend l'appréciation exacte assez difficile. Patterson est transparent et inexpressif, les lignes et les lignes de texte s'accumulent, leur contenu semble pensé pour être impossible à mémoriser plus de trente secondes, les face-à-face et les dialogues de sourds s'enchaînent, et sur la corde raide du formalisme stylisé, la réalisation bascule plus d'une fois dans le degré zéro du théâtre filmé. Si la psychologie du personnage central évolue entre l'inexistence et la caricature improbable, il est une chose que le spectateur peut partager, c'est son envie d'échapper à cette atmosphère raréfiée pour éprouver des pulsions plus primaires : sexe et violence. Ainsi, plus que ses interminables pontifiages théoriques, plus même que la confrontation finale avec l'assassin qui se résorbe en nouvelle séquence de verbosité, deux scènes coïtales (les dire "érotiques" serait déplacé), quoiqu'assez mal fichues et en elles-mêmes guère moins insignifiantes que le reste, semblent comme le cœur secret du film. Immanquablement alors se profile le souvenir de Crash, jambes en l'air et taule froissée. Crash était, et reste, un film qui a beaucoup à dire. Sur le cul (les voies troubles de la jouissance) et sur le culte (celui des voitures jusqu'à la pratique massive du sacrifice sanglant, la fascination pour les carambolages et pour la mort des stars). Cronenberg alors était malsain, sûrement, maladroit, parfois, mais non ennuyeux ; il se préoccupait de mise en scène, non de pur formalisme. À seize années de distance, Cosmopolis a des allures d'illustration en creux des théories de Vaughan sur le pouvoir générateur des accidents de la route ("a fertilizing rather than a destructive event"). La limousine d'Eric Packer, que nous ne quittons quasiment pas, glisse doucement dans une sorte de vide, censé vaguement évoquer un embouteillage. Quelques anarchistes pourront bien l'amocher un peu, mais certainement pas l'empêcher de rentrer au garage le soir venu. Dans l'habitacle, Packer se pense invulnérable parce qu'il est détaché de tout, mais il lui faut mendier auprès de toutes les femmes qu'il croise, ou presque, un peu d'excitation, qui le maintienne en vie, un tant soit peu, lui permette de continuer d'avancer, et de parler. L’œuvre et le personnage sont à l'image l'un de l'autre. Tous deux se voudraient les interprètes absolus d'un monde épuisé : ils n'en sont, au mieux, que les symptômes.

vendredi 8 juin 2012

Chants de l'insigne mésalliance


Des terres neuves, par là-bas, dans un très haut parfum d'humus et de feuillage,
Des terres neuves, par là-bas, sous l'allongement des ombres les plus vastes de ce monde,
Toute la terre aux arbres, par là-bas, sur fond de vignes noires, comme une Bible d'ombre et de fraîcheur dans le déroulement des plus beaux textes de ce monde.

Et c'est naissance encore de prodiges, fraîcheur et source de fraîcheur au front de l'homme mémorable.
Et c'est un goût de choses antérieures, comme aux grands Titres préalables l'évocation des sources et des gloses,
Comme aux grands Livres de Mécènes les grandes pages liminaires la dédicace au Prince, et l'Avant-dire, et le Propos du Préfacier.


... Des terres neuves, par là-haut, comme un parfum puissant de grandes femmes mûrissantes,
Des terres neuves, par là-haut, sous la montée des hommes de tout âge, chantant l'insigne mésalliance,
Toute la terre aux arbres, par là-haut, dans le balancement de ses plus beaux ombrages, ouvrant sa tresse la plus noire et l'ornement grandiose de sa plume, comme un parfum de chair nubile et forte au lit des plus beaux êtres de ce monde.

Et c'est une fraîcheur d'eaux libres et d'ombrages, pour la montée des hommes de tout âge, chantant l'insigne mésalliance,
Et c'est une fraîcheur de terres en bas âge, comme un parfum des choses de toujours, de ce côtés des choses et de toujours,
Et comme un songe prénuptial où l'homme encore tient son rang, à la lisière d'un autre âge, interprétant la feuille noire et les arborescences du silence dans de plus vaste syllabaires.


Toute la terre nouvelle par là-haut, sous le blason d'orage, portant cimier de filles blondes et l'empennage du Sachem,
Toute la terre nubile et forte, au pas de l'Étranger, ouvrant sa fable de grandeur aux songes et fastes d'un autre âge,
Et la terre à longs traits, sur ses plus longues laisses, courant, de mer à mer, à de plus hautes écritures, dans le déroulement lointain des plus beaux textes de ce monde.


Saint-John Perse, Vents, II, 1. Terrence Malick, The New World.

dimanche 3 juin 2012

... et variations


C'est le temps de l'amour, le temps des copains et de l'aventure ; quand le temps va et vient, on ne pense à rien malgré ses blessures... C'est Françoise Hardy qui le chante et même si pour ce qui est de l'accompagnement musical, Moonrise Kingdom donne avant tout envie de se repasser en boucle The Young Person's Guide to the Orchestra et quelques autres titres de Britten, le refrain de la chanson résume relativement bien l'esprit du dernier opus de Wes Anderson, dont elle accompagne l'une des (nombreuses) très  belles scènes. Relativement, parce que passé l'évidence apparente du pitch la fugue commune de deux enfants amoureux , Moonrise Kingdom se révèle vite un défi au résumé, c'est-à-dire à la restriction. Si l'allégresse, l'euphorie, voire une certaine naïveté, sont sans doute les premiers éléments auxquels on peut penser pour caractériser le film, ils y côtoient aussi beaucoup d'autres choses, mélancolie et inquiétude. Côté formel, simplicité et richesse, de même que sur-stylisation (parfois peut-être un peu gratuite), liberté et rigueur de la construction, se mêlent pareillement. C'est que la trajectoire de Sam et Suzy n'est pas tracée dans le vide : elle vient bousculer et finalement entraîner dans son sillage toute une communauté (on saluera au passage un casting sans faille), d'abord dressée contre eux, puis massée autour d'eux. Presque autant que l'histoire des deux gamins, Moonrise Kingdom raconte celle d'un mariage qui bat de l'aile, d'une relation adultère guère plus brillante, d'un policier "lourdaud et triste", d'un chef scout pas tout à fait sûr de sa place dans le monde, etc., etc. ; mais ces histoires n'ont de sens – ne prennent sens, ne peuvent se développer – qu'au contact du jeune couple, qui leur transmet un peu de sa folle énergie cinétique et fait bouger les lignes. L'ouragan annoncé dès les premières minutes du film est finalement assez peu traité comme la menace à laquelle on pourrait s'attendre, mais plutôt comme une sorte de tempête salvatrice dont l'île (nouvelle arche de Noé ?) et ses habitants sortiront purifiés. D'autres en auraient fait un élément moralisateur, venant souligner et condamner l'inconscience d'enfants irresponsables ; Anderson en use plutôt comme d'une sorte d'image métonymique de ces enfants à moins que ce ne soit l'inverse , chamboulant sur leur passage le tracé des cartes et des habitudes. Ils semblent partager la même nature : frappé par la foudre, Sam se relève tout aussitôt indemne, tandis que c'est le Baden Powell d'opérette joué par Harvey Keitel qui en prendra pour son grade. Ce joyeux tohu-bohu ne fait certes pas, au bout du compte, une révolution ; mais une leçon de bonheur. Et si agréablement délivrée, on aurait bien tort de s'en priver.