jeudi 14 juin 2012

Fiction'elle


De si bon cœur qu'elle s'y prenne, tout le romanesque accumulé dans sa mémoire l'arrête, lui tient lieu soudain de mémoire. Elle vit ainsi dans ses mensonges comme une reine. Elle a oublié passionnément son enfance, elle ne tressaille plus quand le faux lui revient, sans penser, aux lèvres, elle ment. Elle ne ment plus. Elle est la fille de son imagination souterraine. Comme un peuple s'accommode de ses légendes, elle s'accoude à ses mythes, elle s'y perd. Cela remonte des profondeurs avec tous les accents du souvenir : ce qu'elle a inventé un jour reparaît peu à peu, se précise, naît à la réalité confuse, et se débrouille par les chemins coutumiers du rappel. Il fallait que l'existence se pliât au dogme de sa beauté, qui rend Armand crédule. Il s'est jeté dans cette femme comme dans un torrent. Elle a conscience de ce rôle joué : de ce rôle que presque tous ses amants ont exigé qu'elle tînt. Elle se sent obscurément une chute, un passage éblouissant vers un gouffre. On l'emprunte pour s'abîmer. Cela l'enivre assez d'être un péché mortel. Elle sent, elle éprouve ce qu'elle abandonne aux rochers. Déjà son miroir, et deux ou trois hommes lui ont fait comprendre comment le monde un jour donnera le récit de sa vie. Elle a pris à l'extrême d'une nuit la notion d'un ravage certain. Elle est à la pointe d'un couteau. Elle va fermer les yeux. Qu'elle les ferme, ces yeux d'or qui ont connu tout ce qui crispe, et se convulse, tout ce qui meurt d'avoir aimé.

Louis Aragon, La Défense de l'Infini.

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