mercredi 2 septembre 2015

Quelle crue est passée par là ?


Sans vouloir à toute force jouer les prophètes de mauvais augure ou les apôtres de la nostalgie rance, il n’en reste pas moins tentant, tout en profitant de la ressortie sur les écrans du Sorcerer de William Friedkin dans une superbe version "director’s cut" restaurée, de voir un triste signe des temps dans la comparaison entre l’accueil majoritairement enthousiaste reçu il y a quelques mois par Mad Max: Fury Road (on a même parlé çà et là de film de l’année) et l’échec sanglant qui accueillit, il y a bientôt quarante ans, l’œuvre de Friedkin – descendue par la critique, et déprogrammée en masse des salles obscures américaines pour faire de la place à StarWars –, mettant un coup d’arrêt à la carrière à succès de son réalisateur, et plantant l’un des premiers clous dans le cercueil du Nouvel Hollywood. Dans ce qu’on pourrait appeler le registre du film de gros camion sous tension permanente, Friedkin remis face à Miller rappelle en tout cas opportunément que l’on peut être constamment impressionnant sans sacrifier, pour autant, quelques petites choses comme le scénario, la caractérisation des personnages, la mise en scène, la direction d’acteurs et le montage. Il faut juste, apparemment, être prêt à attendre quelques décennies pour que le résultat commence à être reconnu... Amère plaisanterie à part, Sorcerer, non seulement vaut mieux que les quelques lignes dans l’histoire du cinéma sur son tournage-catastrophe auxquelles on l’a trop longtemps réduit, mais mérite amplement le qualificatif de dantesque. Piètre internationale du crime naufragée au trou du cul du diable, un terroriste palestinien, un banquier véreux français, un petit malfrat du New Jersey, et un mystérieux tueur à gages sud-américain (dont il n’est pas sûr qu’il ne soit pas venu là initialement pour liquider l’un des trois autres) s’y engagent dans ce qui est tout à la fois un voyage au bout de l’enfer et un chemin de croix dépourvu de rédemption. Dans des décors d’autant plus hallucinants que filmés de façon hallucinée – parfois jusqu’à la presque abstraction –, les deux camions chargés d’explosifs instables, convoyés à travers trois cent kilomètres de jungle, paraissent eux-mêmes des créatures monstrueuses, presque vivantes sous leur carapace de métal, se déplaçant lourdement dans une nature hostile et carnassière. Dans ce contexte, les hommes ne sont, eux, que dérisoires poissons-pilotes, voire mouches du coche, dont la tragique illusion de contrôle ne pourra que se retourner contre eux. Nous attacher à ces personnages patibulaires et condamnés n’étant pas l’un des moindres mérites du film. Maître d’œuvre de ce spectacle d’anéantissement, Friedkin pouvait-il espérer un meilleur sort ? En 1978, il entendait tout à la fois surpasser Le Salaire de la peur de Clouzot et, paraît-il, se mesurer à l’Apocalypse Now de Coppola ; en 2015, son chef-d’œuvre maudit (comme on dit dans Télérama) fait office de réponse à un navet hystérique qui, même en faisant la part des origines foraines du Septième Art, tient plus de la représentation d’un Cirque du Soleil converti aux oripeaux du death metal que de ce qu’on peut appeler le cinéma.

vendredi 12 juin 2015

D'entre les tombes, à nouveau


Sir Christopher Lee – 1922-2015.

De Dracula à Saroumane, en passant par Kurt Menliff, lord Summerlisle ou Scaramanga : c'est un maître jamais égalé d'élégance tout à la fois effrayante et fascinante une certaine idée de l'aristocratie, peut-être qui rejoint aujourd'hui le tombeau dont le cinéma n'aimait rien tant que le faire sortir. 

samedi 14 février 2015

Élévation


La révolution comme l'acte religieux a besoin d'amour. La poésie est un véhicule intérieur de l'amour. Nous devons donc, poètes, produire cette "sueur de sang" qu'est l'élévation à des substances si profondes, ou si élevées, qui dérivent de la pauvre, de la belle puissance érotique humaine.

Pierre Jean Jouve, avant-propos à Sueur de Sang.

mardi 10 février 2015

Pesanteurs


Voilà un film qui entend chanter la chaleur et la communauté des sentiments humains, et dont ne se dégage aucune émotion ; un film militant à l'engagement si gauchement affiché (sans jeu de mot) qu'il en devient contre-productif ; un film inspiré d'évènements historiques auxquels il parviendrait presque à ne pas nous faire croire. Les lourdeurs rhétoriques démonstratives sont depuis longtemps une menace récurrente sur le cinéma de Ken Loach, mais Jimmy's Hall, son dernier opus en date, offre un exemple achevé de ratage tant toute vie, ou peu s'en faut, s'y éteint enterrée sous le poids du propos didactique. La raison fondamentale : l'œuvre est totalement dépourvue de personnages. Au mieux, ce sont des types ; le plus souvent, ce sont des thèses et des antithèses ambulantes, mal dissimulées sous des masques dépourvus d'intériorité, de chair, d'histoire, au demeurant interchangeables, qui ne sont là que pour débiter leur ligne théorique sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire, penser ou ne pas penser. À côté de ça, quelques belles images (d'un classicisme efficace) de la campagne irlandaise, et de finalement trop rares plans de fête populaire sur fond de jazz ou de musique traditionnelle (quand un montage alterné, pour le moins peu subtil, avec le sermon de l'église locale ne vient pas ruiner la chose), ne suffisent hélas pas à sauver le tout.

mercredi 4 février 2015

Petite corruption


A Most Violent Year a de faux airs de Godfather en réduction. Ceci soit dit sans que cela soit une critique négative, ni de l'un, ni de l'autre. Moins ambitieux dans sa forme, évidemment, il propose également à son personnage principal un renversement moins éclatant moins complet, en apparence que celui de Michael Corleone dans le film de Coppola, qui passait de l'étudiant fermement décidé à se tenir à l'écart de toute illégalité au rôle de nouveau "parrain" de sa famille mafieuse. Le parcours d'Abel Morales est plus subtil, au point qu'il a pu échapper à certains spectateurs (voire à certains critiques), et, ce qui est plus intéressant, qu'il échappe, selon toute apparence, au personnage lui-même. Sur fond de deuxième choc pétrolier, et de prémices du déchaînement du néolibéralisme, le film de J.C. Chandor n'est autre que la chronique feutrée d'une corruption, qui voit un tenant exemplaire de toutes les valeurs et les vertus de l'American Way of Life en venir à se renier totalement à accepter sans plus ciller le recours à la violence comme à la magouille, qu'elle soit financière ou politique, ou le sacrifice d'un employé encombrant tout en restant persuadé d'arpenter "the path that is most right", le chemin "le plus droit possible" vers le succès. Et en continuant, également, à délivrer des leçons de morale à ce propos, et à se donner en modèle. Est-il besoin de préciser qu'on n'est toujours pas sorti de ce monde-là ?

samedi 31 janvier 2015

Aux étoiles


– Les étoiles ? demanda-t-il. Savez-vous qu'elles m'effraient ? Ce que j'ai appris d'elles est une façon de m'en libérer, d'oublier l'infini, la nuit éternelle dans laquelle nous flottons d'une manière absurde, et pour tout vous dire, vous m'effrayez aussi... On doit vivre avec ces étoiles, faire comme si elles n'étaient pas l'essentiel, nous réfugier dans les médiocres activités terrestres, des choses à notre portée quand, ailleurs, dans ces nuits si insupportables aux vivants que la nature a dû inventer le sommeil, résonne je ne sais quel mécanisme qui finira par nous broyer.

Robert Alexis, L'Homme qui s'aime.

mercredi 28 janvier 2015

Éloge du jusqu'au-boutisme


Le chemin vers l'Art comme ascèse de moine-soldat, passant par le sang, la sueur et les larmes : sur le principe, Whiplash a comme un air de Black Swan, me direz-vous. De fait, le film de Damien Chazelle sonne, pour ainsi dire, à mes oreilles, comme une réponse (version jazz) aux critiques que je portais, à l'aube de ce blog, au film surcoté d'Aronofsky sur son incapacité à s'engager totalement dans une voie ou une autre. Quitte à prendre le risque d'en faire trop, de frôler l'outrance et peut-être même le ridicule (la scène de l'accident de voiture laisse un peu ébahi) ; délivrant, du reste, un film parfaitement amoral (la morale n'étant pas une catégorie esthétique), en donnant raison dans ses derniers instants au haïssable personnage du mentor tyrannique ; Chazelle tient jusqu'au bout son propos, sans dévier ni faiblir, et avec succès, jusqu'à son grand final musical dont on ressort tout à la fois épuisé et enthousiasmé.

mercredi 21 janvier 2015

Top ciné 2014


 1. Kaguya-hime no monogatari – Takahata Isao

Une grand fresque intimiste, une ode poétique à la simplicité des sentiments et de la nature face aux scléroses d'un cadre social, une démonstration de maestria graphique navigant entre les styles selon les besoins du moment, le tout sans jamais perdre de vue l'unité du projet, ni l'émotion qui s'en dégage même dans ses moments les plus "retenus". On était sans nouvelles de Takahata depuis plus de dix ans et voilà qu'il revient tirer sa révérence sur un chef-d'œuvre, tout simplement.


2. The Grand Budapest Hotel – Wes Anderson

Moonrise Kingdom aurait fini premier d'un tel classement il y a deux ans : inutile de (se) le cacher, je suis fan de l'Anderson des années 2010. Et si l'actualité a repoussé la publication mais non chamboulé l'ordre de ce classement, ce petit essai d'élégance déplacée et de cinétique burlesque par temps sombres est encore moins pour nous déplaire dans le contexte immédiat...

  
 3. Gone Girl – David Fincher

Grinçante comédie du remariage et satire sociale sanglante (au propre comme au figuré) camouflés sous les atours d'un thriller hitchcockien, Gone Girl allie, pour le dire vite, le mordant du Fincher des années 90 à l'élégance plus classique de la mise en scène peaufinée au cours des années 2000. Délectable.

4. HerSpike Jonze 

Ultra-moderne solitude contre relations virtuelles évanescentes, place croissante de certaines technologies dans nos quotidiens et prolifération des mondes possibles, en soutien ou en dépit du réel : et si le grand film de science-fiction de 2014 ne nous entraînait pas vers les étoiles, mais au plus près du présent ?

5. ex aequo
Byzantium – Neil Jordan [sortie directe en DVD]
/ Only Lovers Left Alive – Jim Jarmusch

L'un peut-être un peu trop naïf, l'autre peut-être un peu trop poseur, mais surtout pareillement traversés par la grâce, deux films de vampires opposés sur la forme (sentimentalité à fleur de peau contre décadentisme ironique) qui n'en avancent pas moins sous la même bannière : le romantisme est non-mort.

dimanche 11 janvier 2015

Au-delà du carré noir...


Se non si grida evviva la libertà umilmente
Non si grida evviva la libertà.
Se non si grida evviva la libertà ridendo
Non si grida evviva la libertà.
Se non si grida evviva la libertà con amore
Non si grida evviva la libertà.


Si on ne crie pas Vive la liberté avec humilité
On ne crie pas Vive la liberté.
Si on ne crie pas Vive la liberté en riant
On ne crie pas Vive la liberté.
Si on ne crie pas Vive la liberté avec amour
On ne crie pas Vive la liberté.

Pier Paolo Pasolini, La Rabbia.