samedi 2 mars 2013

Haute enfance


Kuranès n'était pas moderne. Il ne pensait pas comme les autres écrivains, qui s'efforcent de dépouiller la vie de ses robes brodées de mythes et de montrer dans toute son horrible nudité cette chose répugnante qui est la réalité. Kuranès, lui, ne se souciait que de beauté. Quand l'expérience et la vérité échouèrent à la révéler, il partit la chercher dans l'illusion, dans l'imagination, et la trouva sur le seuil même de sa maison, parmi les souvenirs nébuleux des contes et des rêves d'enfants.
Peu de gens savent quelles merveilles les attendent dans les histoires et les visions de leur jeunesse. Car enfants, lorsque nous écoutons et rêvons, nos pensées ne sont qu'à moitié formées. Alors qu'une fois devenus adultes, quand nous essayons de nous les rappeler, le poison de la vie nous a rendus pragmatiques et étroits d'esprit. Pourtant, certains d'entre nous se réveillent la nuit avec d'étranges fantasmes de collines et de jardins enchantés, de fontaines chantant au soleil, de falaises dorées surplombant le murmure des vagues, de plaines descendant vers de somnolentes cités de bronze et de pierre, de mystérieux groupes de héros galopant sur de blancs destriers caparaçonnés à l'orée de forêts touffues. Nous savons alors que nous avons regardé de l'autre côté de ces portes d'ivoire donnant sur ce monde de merveilles qui était nôtre avant que nous ne devenions sages et malheureux.

H. P. Lovecraft, Celephaïs (traduction de David Camus).