lundi 25 juillet 2011

Ici comme Ailleurs

On ne cesse de nous répéter que la mondialisation a tué l'exotisme, qu'il ne sert à rien de voyager puisque c'est pour y retrouver partout la même chose, si peu différent de notre quotidien. Quand bien même cela serait, la moindre des choses serait de commencer par admettre la formule inverse : que l'inconnu, le nouveau, la merveille, peuvent aussi s'inviter.



Je pensais au Nantais Jules Verne et aux gravures inoubliables qui ornent les volumes que nous lisions pendant notre enfance : à de longs vieillards maigres, barbus, ceinturés de cartouches, armés de gros revolvers Colt et de carabines à répétition, le regard flamboyant sous les bords démesurés d'un chapeau de feutre, la visière d'une casquette ronde, le bourrelet d'une toque velue ; identiques, toujours, qu'ils fussent en partance pour l'équateur, pour le pôle ou pour le centre du globe. "L'horizon", prononçai-je tout haut, et je vis l'aurore boréale dans le ciel sombre de la Terre de Feu, le bord de l'horizon comme une ligne rougissante et la nuit qui allait descendre sur la ville. 

André Pieyre de Mandiargues, Le Musée noir, "Le Passage Pommeraye".

jeudi 14 juillet 2011

Bien choisir sa destination


Juilletistes, aoutiens, ou adeptes du hors-saison, la chose importe finalement assez peu : l'essentiel est de ne pas se tromper de destination. On se gardera, en la matière, de commettre les mêmes erreurs que Janet Leigh, qui entre Touch of Evil et Psycho fit décidément preuve, quant au choix de ses motels, d'une persévérance dans le fourvoiement que la fréquentation d'un mauvais guide de voyage ne suffit assurément pas à expliquer. Encore faut-il reconnaître à son second logeur sir Alfred N. Bates la délicatesse d'avoir mis un terme aussi rapide que radical à l'inconfort de sa cliente : une conversation à la réception, le temps de se glisser sous une douche, et l'affaire était réglée ! On n'en dira certes pas autant de tonton Orson, le gérant du Mirador Motel, et de ses employés, plutôt adeptes de faire durer les (mauvaises) choses : transformation de l'isolement en claustration, utilisation de la musique comme moyen de torture psychologique, lente montée de l'angoisse, le personnel aime faire durer le déplaisir avant d'en venir au fait, en l'occurrence la prise de drogue forcée et ce qui, derrière les pudeurs du code Hays, ressemble quand même fort à un viol collectif. Le tout servi dans le cadre d'une mise en scène aussi étouffante qu'hallucinante, magma visuel et sonore engloutissant sans un instant de répit personnages et spectateurs. Malgré les qualités iconiques indéniables de Hitch, pour ce qui est de l'art sadique de s'occuper des jolies femmes, son concurrent, dans ce cas précis, conserve clairement l'avantage. Pour la qualité du service hôtelier, en revanche...

mercredi 6 juillet 2011

Éloge des ombres

Les fantômes existent.
Il n'est pas de jour où à la faveur d'un souvenir, au gré d'un éclairage, à la surprise d'une musique, au hasard d'un rêve ou d'une rêverie, l'un d'eux ne surgisse devant nous, mieux armé que la sinistre Minerve, déesse des raisonneurs.
Ces illusions, ces erreurs, ces apparences sont aussi vraies, aussi réelles et même plus que le monde matériel auquel la civilisation européenne prétend donner vie. Nés pour nous, par la grâce de la lumière et du celluloïd, des fantômes autoritaires s'assoient à nos côtés, dans la nuit des salles de cinéma. Le film s'achève. L'électricité renaît. La vie, au sens vulgaire du mot, va-t-elle reprendre ses droits prétendus par l'usage et la loi ? Non. Le fantôme sort de la salle, au bras du spectateur, dans une ville transformée par l'imagination. Le destin suit un autre cours.
L'aventure vécue dans un film rapide et pourtant plus lent que le rêve, l'aventure se poursuit et celui qui n'était qu'un assistant perdu dans la foule et dans les ténèbres devient à son tour, au fil de ses chimères, un héros animé par l'amour et par la singulière indépendance de l'imagination. Il rentre chez lui, sa compagne idéale met la clef dans la serrure de sa porte. Il se couche et elle tire sur son lit le rideau des ténèbres. Il veut dormir. Elle lui ferme les yeux et s'allonge à côté de lui. Prodigieuse maîtresse, elle converse avec lui sans l'éveiller et l'entraîne à sa suite à travers ce beau pays des merveilles où Alice rencontre Perceval, où les fleurs parlent, où les femmes aiment terriblement dans l'étreinte fatale du succubat. S'éveille-t-il soudain, secoué par le sanglot nocturne des amours non partagées ? Elle pose sur son front sa main fraîche et calme les douleurs qui font gonfler ses tempes.
Heureux l'homme soumis à ses fantômes.

Robert Desnos, "Puissance des fantômes", 1928.

mardi 5 juillet 2011

L'image ouverte

One can feel that there is always a camera left
out of the picture: the one working now.
Stanley Cavell, The World Viewed, 17.


Aux policiers qui l'interrogent à propos des mystérieuses vidéos qu'il reçoit, Fred Madison indique qu'il ne possède pas de caméra, car il préfère sa propre mémoire et la singularité de ses souvenirs à la reproduction mécanique, à l'identique, des faits enregistrés ("I like to remember things my own way. [...] How I remembered them, not necessarily the way they happened."). Clé évidente pour la construction de tout Lost Highway, partageant le film entre le Réel et son Double (pour le dire en termes rossettiens) : tout ce qui concerne Pete ne serait que la construction mentale de Fred, alors que les enregistrements de l'Homme Mystérieux consigneraient et montreraient, eux, la réalité insupportable et refoulée. Clé évidente, trop évidente ? Parmi les questions qu'elle laisse en suspens (car les constructions lynchiennes ne sont jamais parfaitement closes : sur cela aussi, on reviendra), se pose, si l'on suit cette logique jusqu'au bout, celle du film que nous-mêmes, spectateurs, regardons, ou pour le dire autrement de ce que consigne et nous montre la caméra de David Lynch. Si l'outil conduit à la reproduction mécanique du réel, qu'est-ce qui nous donne accès à la psyché torturée du personnage ? De quoi est faite la pellicule qu'utilise Lynch pour capter cela ? Sinon de cette fameuse matière dont nos rêves sont faits – comme on dit chez Shakespeare, et chez John Huston... Lost Highway, ou le film noir classique déconstruit sous l’œil de Prospero.