mardi 30 octobre 2012

Bond au royaume des morts


Abattu par une coéquipière, éjecté d'un train et ayant effectué une chute vertigineuse, James Bond ne devrait logiquement avoir aucune chance de survie. Le générique qui suit (soit dit en passant, l'un des plus beaux de la série) l'illustre parfaitement : ce à quoi nous convie le dernier opus en date de la saga 007 n'est rien de moins qu'une traversée des enfers. L'une des beautés de Skyfall est de faire presque soupçonner, derrière le caractère invraisemblablement increvable du héros d'action, un envers à la lisière du fantastique. De donner envie de prendre au pied de la lettre les déclarations de Bond, à sa supérieure qui lui demande où il était passé et à qui il répond qu'il profitait de sa mort, comme à son ennemi auprès duquel il se vante d'avoir pour hobby la résurrection. Un ennemi dont il s'avèrera, d'ailleurs, qu'il devrait lui aussi être mort. Mais qu'il ne l'est pas. Ou peut-être que si. Skyfall est un film en grande partie enterré, souterrain, des abris de la Seconde Guerre Mondiale vers lesquels doit se replier le MI-6, au tunnel caverneux s'étendant sous une vieille demeure quasi-gothique, en passant par le métro londonien reconverti en théâtre de course-poursuite. Skyfall est un film d'ombres, aussi bien dans sa rhétorique, qui fait de l'espion et du cyber-terroriste les maîtres des angles morts de la prétendue "transparence totale" de notre société de l'information tous azimuts, que dans son esthétique, le goût de Sam Mendes pour la stylisation faisant plus d'une fois merveille à ce titre, en particulier au long des séquences nocturnes, aussi bien parmi les néons de Shanghai que sur une lande écossaise embrasée où n'errent plus que des silhouettes noires. Et Skyfall est, enfin, ou pourrait du moins tout aussi bien être, un film de fantômes qui s'ignorent, Bond, Silva, et peut-être même M, corps luttant à qui retrouvera la surface, spectres se rudoyant à la recherche de la lumière, mais prisonniers d'un passé vers lequel ils devront retourner comme vers leur seul champ de bataille possible – pour, paradoxalement, chercher à y gagner, ou non, le droit de se réincarner dans l'actualité.

mercredi 24 octobre 2012

Et Tsui... copia Keaton ?


Le problème des rapports d'intertextualité, intericonicité, interdiscursivité, et autres intermédialités... est qu'à moins d'un étayage des plus solides il est toujours difficile de déterminer s'ils relèvent de la volonté de l'auteur ou du fantasme de l'observateur. Parfois l'on s'en moque un peu et l'on accepte volontiers de se laisser porter par les possibilités, pour ainsi dire poétiques, d'une rencontre fortuite, d'une correspondance inattendue. Et parfois, tout de même, on aimerait bien savoir. Ainsi, découvrant The Cameraman de Buster Keaton, je me réjouis, entre autres trouvailles plus purement gaguesques, de l'efficacité de la séquence de guerre de rue à Chinatown, au milieu de laquelle se retrouve projeté (si j'ose dire) l'apprenti opérateur. Malgré les années, la scène demeure assez impressionnante et n'aurait guère à rougir de la comparaison avec des mises en scènes plus récentes. Qu'à ce stade me revienne en mémoire le troisième volet de la saga Il était une fois en Chine (Wong Fei Hung ji saam: Si wong jaang ba) pourrait n'être qu'une association d'idées capricieuse, sans conséquence : de l'un à l'autre, le fossé – temporel, géographique, génériquesemble si large... Pourtant, on retrouve non seulement dans les deux cas l'idée d'une fête traditionnelle chinoise virant à l'affrontement armé généralisé, le tout devant l'objectif d'une caméra "d'époque" ; mais, ce qui devient plus troublant, le principe d'une même scène-clé, quand ladite caméra, de façon toute aussi irréaliste dans les deux films, enregistre une information cruciale indépendamment de la volonté de son propriétaire. Chez Keaton, c'est ainsi, quelques scènes plus tard, un ouistiti qui "tourne" et immortalise les circonstances du sauvetage de Sally, dont un rival au physique plus avantageux tentera de s'arroger la gloire, tandis que chez Tsui Hark ce sont des pétards crépitants qui actionnent la manivelle de l'appareil, gisant au sol, de Tante Yee, ce qui conduira à dévoiler les menées d'un groupe d'occidentaux...


Aussi éloignés qu'ils puissent d'abord apparaître, le film muet burlesque (en particulier tel que le pratique Keaton) et le film de kung-fu reposent tous deux en grande partie sur une certaine inscription du corps des acteurs dans l'espace et dans l'image, et, plus prosaïquement, sur l'exhibition de leurs performances physiques – ce qui, on le sait, leur valut pareillement, au moins pendant un temps, le rejet d'une certaine critique. S'agit-il ici d'une coïncidence voire d'un délire de cerveau cinéphile paranoïaque, ou bien d'un authentique clin d'œil du maître hongkongais, réunissant, pour ainsi dire, en une seule deux scènes de la dernière grande œuvre du prince triste du slapstick, en un geste d'hommage d'un "mauvais genre" à un autre ?...

dimanche 21 octobre 2012

Sylvia, dernière fugue

Ne pars pas ce soir, je sens qu'il va t'arriver quelque chose.
Il m'est déjà arrivé quelque chose.


Sylvia Kristel – 1952-2012.
 
Même si c'est aujourd'hui, habillage de deuil oblige, plutôt sur le ton de la déploration, il semble entendu (la force de la répétition aidant) que Sylvia Kristel fut l'actrice d'un seul film, ou du moins d'un seul rôle, pour toujours et à jamais. Assez mauvaise adaptation d'un roman qui, disons-le malgré la légende, ne vaut tout de même guère mieux, l'Emmanuelle de Just Jaeckin, de fait, doit tout, ou quasiment, à son interprète principale et à sa capacité, irradiant les rétines et marquant les imaginaires, à imposer dès lors un régime iconique transcendant les indigences du scénario aussi bien que les discours idéologiques contradictoires qui ont pu être tenus depuis à son propos (libération sexuelle, marchandisation des corps, désuétude du softcore, faites votre choix). Reste qu'au sein des trois années séparant Emmanuelle de Goodbye Emmanuelle, qui déterminent à la fois l'acmé de sa carrière et une sorte de triangle des Bermudes inversé (presque personne n'étant capable de citer le titre de l'un des trente et quelques films qu'elle joua au-delà...), reste, donc, qu'en ces années-là l'actrice incarna d'autres rôles dans d'autres œuvres, dont l'une au moins nous semble digne du plus haut intérêt : je veux parler d'Alice ou la dernière fugue, de Claude Chabrol.


Là où d'autres firent jouer à Kristel tant d'ersatz de l' "anti-vierge", Chabrol ne s'autorise qu'une seule scène dénudée : la belle s'y assoit dans un fauteuil en osier, qui peut faire penser à la célèbre affiche du film de Jaeckin ; mais la caméra nous montre le personnage de dos, et, dans le miroir, un visage inquiet. Il y aurait beaucoup à dire sur cet ovni dans la filmographie du réalisateur et plus généralement dans un certain pan du cinéma français. Mais à le revoir aujourd'hui, il apparaît qu'à côté du film fantastico-onirique, à côté de la libre variation et du noir hommage à Lewis Caroll, le tout dédié à Fritz Lang, Alice a aussi des allures de métaphore d'une terrible lucidité sur la carrière de son interprète principale. Magnifiée à chaque plan ou presque (plus peut-être qu'elle ne le fut par tous les réalisateurs d'emmanuelleries réunis), Sylvia/Alice n'en apparaît pas moins prisonnière d'un domaine tout à la fois enchanté et angoissant, cerné de murs en ruban de Möbius, sans extérieur, un monde de disques rayés et d'horloges arrêtées dans lequel elle est condamnée à être éternellement le spectacle, le jouet d'un groupe d'individus pervers, majoritairement masculins. "Vivez à l'intérieur de ce qui vous est imparti", lui dit-on... Entre rébellion impuissante, acceptation frondeuse, moments d'espoir et de désespoir, c'est, par-delà le personnage, l'actrice que l'on croit voir se débattre face à l'enfermement mortel (elle-même, et Chabrol, le savaient-ils déjà ?) d'un rôle, d'une image qui faisaient sa gloire en ces années-là, mais dont on ne la laisserait jamais s'éloigner.

dimanche 7 octobre 2012

L'illusion magnifique


Ce n'est pas le thème le plus ostensiblement mis en avant du film, et pourtant : on peut aussi voir Green Snake comme une ode magnifique aux prestiges de l'illusion. D'un côté, Fa-hai, le moine bouddhiste un tantinet fanatique, acharné à déchirer le voile de la māyā ; de l'autre, le lettré amoureux Hsui-xien, que l'on catalogue souvent, un peu vite, comme un personnage de niais... La vérité est néanmoins que le second passe la moitié de l'histoire à contrecarrer les visées du premier, non parce qu'il serait la dupe stupide de sa séductrice, mais bien parce qu'il fait le choix conscient de maintenir (et d'abord de se maintenir dans) un état d'illusion volontaire. Au centre, donc, les sœurs serpentes sous apparence humaine, ordonnatrices, dans leur demeure qui n'existe pas et dont on ne se lasse pourtant pas d'admirer l'irréaliste beauté : et il est plus que tentant, dans cette perspective, de voir en elles des doubles, à l'intérieur du film, du réalisateur lui-même. Car en comparaison de Green Snake, même le Zu de 83 est quasiment renvoyé à l'état de monument de rigueur classique. Conjuguant le divertissement total et l'expérimentation échevelée, un Tsui Hark au sommet, en ce début des années 1990, s'autorise selon toute apparence de l'arpentage du domaine du conte pour tourner absolument le dos à tout naturalisme. Déluge de filtres colorés, cadrages déconcertants, effets spéciaux en toc. Plus encore ? Dans Green Snake, il n'y a plus d'espace ni de temps. D'un plan à l'autre (quand ce n'est pas au sein du même), il n'est pas rare que les personnages se déplacent selon une sorte de  géométrie non-euclidienne, défiant toute perception logique. Rien ne fait "vrai", tout est fascinant. Le jardin enchanté des deux dames est à l'image du film, et réciproquement. Et Hsui-xien, une figure de spectateur idéal, qui accepte lucidement de s'immerger dans l'enchantement de la fiction, la connaissant pour ce qu'elle est, mais ne l'en adorant que plus.