mercredi 22 février 2012

Présence

"Empêche-moi de dormir...", dit-elle. Retiens-moi de ce côté de la nuit. Retiens-moi de ce côté de la mort. Je suis fantôme, fiction, fantasme. Ne m'abandonne pas au domaine des rêves, dont ne se soucient plus guère que les tristes psychanalystes, au domaine des souvenirs, plus vite oubliés que tu ne croies. Ne me repousse pas dans quelque ailleurs cloisonné du fait de ma nature irréelle. Au contraire : garde-moi avec toi, près de toi, dans tes bras, que ma présence réenchante ton monde.

lundi 20 février 2012

Réduction au sublime


Apprécier une adaptation requiert (presque) toujours de se déprendre, plus ou moins, de l'œuvre originale mais l'exercice peut se révéler délicat lorsque c'est précisément tout ce qu'on adore dans l'une qui passe à la trappe, ou à la moulinette, dans l'autre. Louons donc l'Opéra de Marseille d'avoir, dans l'une des rares entorses qu'il s'autorise à sa politique du tout-bel-cantiste, ressuscité La Chartreuse de Parme de Henri Sauguet, sous la baguette de Lawrence Foster, mais reconnaissons aussi que l'abord de l'œuvre recèle quelques obstacles pour qui a élu le roman de Stendhal comme l'un de ses préférés tant il n'y a guère que les tableaux de l'acte III, situés dans la tour Farnèse, qui conservent de celui-ci une image, certes forcément stylisée, mais à peu près fidèle. Évacuée, toute la dimension politique du récit. Réduits à bien peu de chose, les personnages de la Sanseverina et du comte Mosca, tant en termes d'importance des rôles que de richesse psychologique. Arraché, surtout, à tout ce qu'il pouvait avoir de "XVIIIe siècle", ce mélange de légèreté insolente et de mélancolie versatile, vivant anachronisme lancé à travers les basses intrigues des temps nouveaux, Fabrice, pour être plongé par le livret d'Armand Lunel dans ce que le "romantisme" peut avoir de plus conventionnel. Plombé par la conscience tragique des sentiments que sa tante lui porte, et de l'obstacle que ceux-ci dressent entre elle et Mosca, d'une part, entre lui et Clélia, de l'autre, il se jette dans le duel et la prison comme dans un suicide pour échapper à ce triangle, ou plutôt ce rectangle, amoureux, qui l'enserre, libertin malgré lui. Ajoutons encore que si la musique de Sauguet surprend, à l'orée de l'opéra, c'est d'abord par son aspect résolument rétrograde pour son temps (1939), qui paraît lorgner beaucoup plus du côté des opéras-comiques de Messager que des Dialogues des carmélites de Poulenc. Et pourtant ! cet amoncellement d'invitations à la circonspection, le compositeur réussit le tour de force de le surmonter pour livrer une partition qui, si elle ne tient pas du chef-d'œuvre inconnu, est cependant fort loin de mériter l'oubli dans laquelle elle est ensevelie. L'une des clés de cette réussite est sans doute à chercher dans la façon dont il dote chaque personnage d'une identité musicale propre. Les Conti père et fille tiennent les deux extrémités du spectre : elle (remarquablement servie par Nathalie Manfrino), tout en mélodies harmonieuses, célestes, soutenues par un orchestre aux discrètes touches impressionnistes frémissantes ; lui, insupportable, lignes vocales pénibles et percussions, pizzicati et cuivres vulgaires omniprésents. Les autres personnages se répartissent dans l'entre-deux, y compris, donc, Fabrice (Sébastien Guèze qui rencontre hélas souvent ses limites...). Les effets de juxtaposition et de tissage qui, dans ces conditions, naissent lorsque les personnages se côtoient, participent sans aucun doute de la modernité de l'opéra de Sauguet, si relative soit-elle. Ils lui donnent, surtout, son propos, sa valeur, la singularité qui justifie l'adaptation/trahison. Tout se passe en effet comme si, dès lors, le but assigné à "notre héros" était de parvenir à réduire cette hétérogénéité, à s'extraire de la vulgarité ambiante pour rejoindre le monde musical sublime de Clélia, et y demeurer seul avec elle. Ce qui s'accomplit dans les derniers tableaux, et singulièrement l'ultime scène duo d'amour mystique, musicalement enthousiasmant, annonçant la réunion des amants, par-delà la séparation et la mort, en de plus hautes sphères , qui, si elle bafoue totalement la fin du roman de Stendhal, couronne magistralement l'opéra de Sauguet. Il méritait bien une redécouverte.

mardi 14 février 2012

Chute vers l'essentiel


Mon amour ne dis rien laisse tomber ces deux mots-là dans le silence
Comme une pierre longtemps polie entre les paumes de mes mains
Une pierre prompte et pesante une pierre
Profonde par sa chute à travers notre vie
Ce long cheminement qu'elle fait à ne rien rencontrer que l'abîme
Cet interminable chemin sans bruit que la durée
Et de n'entendre aucune eau lointaine il naît une espèce d'effroi
Aucune surface frappée aucun rebondissement de parois
Rien l'univers n'est plus qu'attendre et j'ai pris ta main
Nul écho cela tombe et j'ai beau tendre l'oreille
Rien pas même un soupir une pâme de son
Plus elle tombe et plus elle traverse les ténèbres
Plus le vertige croît plus rapide est sa nuit
Rien que le poids précipité l'imperceptible
Chant perdu
La merveille échappée emportée et heurtée
Déjà peut-être Ou non Non pas encore amour
Rien que l'insupportable délai sans mesure
À l'écrasement sûr atrocement remis

Une pierre ou un cœur une chose parfaite
Une chose achevée et vivante pourtant
Et plus cela s'éloigne et moins c'est une pierre
Ô puits inverse où la proie après l'ombre pique vers l'oiseau
Une pierre pourtant comme toutes les pierres
Au bout du compte qui se lasse de tout et finit par n'être qu'un tombeau

Écoute écoute Il semble à la margelle
Remonter non le cri le heurt ou la brisure
Mais vague et tournoyante incertaine apeurée
Une lueur des fonds pâle et pure
Pareille aux apparitions dans les récits d'enfance
Une couleur de nous-mêmes peut-être pour la dernière fois

Et c'est comme si tout ce qui fut soudain tout ce qui peut encore être
Venait de trouver explication parce que quelqu'un
Qu'on n'avait pas vu entrer a relevé le rideau de la fenêtre

Et la pierre là-bas continue à profondeur d'étoile

Je sais maintenant pourquoi je suis né au monde
On racontera mon histoire un jour et ses mille péripéties
Mais tout cela n'est qu'agitation trompe-l'œil guirlandes pour un soir dans une maison de pauvres
Je sais maintenant pourquoi je suis né

Et la pierre descend parmi les nébuleuses
Où est le haut où est le bas dans ce ciel inférieur

Tout ce que j'ai dit tout ce que j'ai fait ce que j'ai paru être
Feuillage feuillage qui meurt et ne laisse à l'arbre que le geste nu de ses bras
Voilà devant moi la grande vérité de l'hiver
Tout homme a le destin de l'étincelle Tout homme n'est
Qu'une éphémère et que suis-je de plus que tout homme
Mon orgueil est d'avoir aimé

Rien d'autre

Et la pierre s'enfonce sans fin dans la poussière des planètes
Je ne suis qu'un peu de vin renversé mais le vin
Témoigne de l'ivresse au petit matin blême

Rien d'autre

J'étais né pour ces mots que j'ai dits

Mon amour 


Louis Aragon, Elsa (extrait).

mercredi 8 février 2012

Rhapsodie bis


Si le fétichisme consiste à susciter une jouissance nouvelle à partir d'idées, d'images, de scénarios préétablis, on rendra grâce à Julien Carbon et Laurent Courtiaud d'avoir si bien su marier le fond et la forme dans leur film qui a, de surcroît, le mérite de porter le plus beau titre de l'année écoulée, Les Nuits rouges du bourreau de jade. Visiblement passionnés tous deux de cinéphilie déviante, biberonnés au bis, à la série B, au Z et au X, au giallo comme au polar HK, ils ont en outre le bon goût d'éviter de se borner à un exercice d'hommage référencé. Car le duo agit moins en copistes des grandes œuvres du répertoire, qu'il n'utilise les genres comme matériaux à travailler pour créer un patchwork et de stimulants rapprochements. Ainsi la traversée d'une angoissante collection de mannequins de cire (ou de victimes ?...) qui n'est pas sans rappeler étrangement l'univers de Cocteau débouche-t-elle, par exemple, sur un décor d'intérieur japonais traditionnel – le tout sis à l'intérieur du même immeuble de la plus banale apparence. Jamais trépidant, jamais contemplatif, le film ne fonctionne pas suivant des alternances de rythmes, mais sur les ruptures ou enchaînements qui naissent de ces juxtapositions, de l'angoisse au trouble, de l'onirique au gore, de l'érotisme au polar, du réalisme au maniérisme... comme autant de morceaux d'une rhapsodie à travers lesquels le spectateur est conduit à l'allure à peu près immuable, lentement implacable, du rêve, ou du cauchemar.

lundi 6 février 2012

Sur le quai

C'est d'abord un sifflement que l'on perçoit à peine, parmi les cent bruits divers qui se répercutent sous les voûtes de la station de métro, l'esprit occupé d'autres choses. Mais il insiste. On se retourne, et on l'aperçoit, elle : une femme plutôt jeune, sans rien de très remarquable physiquement, qui fait lentement les cent pas sur le quai, attendant comme tout le monde le métro à venir, emmitouflée dans ses vêtements d'hiver et dans l'indifférence générale, une paire de cache-oreilles autour de la tête. Lentement aussi, en sourdine, mais sans discontinuer, elle siffle entre ses lèvres la mélodie de Ne me quitte pas.