mardi 27 mars 2012

The Voice

Il disait : Je ne supporte pas la cigarette et pourtant je ne résiste pas aux voix des fumeuses. L'odeur du tabac m'incommode, réellement. Ce n'est pas de ma part soumission abstraite à quelque diktat hygiéniste de notre temps : d'ailleurs je me sentirais plutôt compatissant pour ceux et celles à qui la loi assigne, depuis quelques années, des conditions de plus en plus contraignantes à la pratique de leur vice, que l'on parque dans des zones spéciales, ou qu'on envoie dehors, dans le froid, à l'hiver. N'empêche, je suis tout de même bien content de n'avoir pas à subir moi-même ces fumées à l'odeur répugnante. Je n'ai jamais fumé, ça ne m'a jamais tenté. Presque personne dans ma famille ou dans mon entourage proche ne fume. Et je ne parle pas des sentiments que peuvent m'inspirer l'addiction à la nicotine. Moi qui me tiens à l'écart même du thé et du café... En toute logique, je devrais envelopper dans une détestation générale tout ce qui touche de près ou de loin à la chose. Et cependant il y a dans les voix voilées, fêlées, brisées, cassées, de celles qui fument trop ou ont trop fumé, quelque chose d'inexplicablement attirant pour moi. Il dit : Marie Trintignant, par exemple. Je ne l'ai jamais trop apprécié en tant qu'actrice. Physiquement, je dois dire, au risque de la goujaterie, je ne la trouvais pas belle non plus. Mais sa voix exerçait sur moi un attrait puissamment érotique, comme j'en ai rarement connu. La conversation se poursuit, roule sur les chanteuses aux "voix de fumeuses", toute la constellation y passe des divas du jazz et de la soul de l'ancien temps aux derniers succès de l'année écoulée. Quelqu'un lui demande s'il ressent la même chose pour la voix de leurs homologues masculins. Eh bien, dit-il, si je pense, mettons, à Leonard Cohen, je dois bien admettre qu'il y a dedans quelque chose de troublant. Je veux dire, enfin, je peux parfaitement comprendre la séduction qu'elle exerce sur le sexe opposé. Tiens, en parlant de Cohen, il paraît que son dernier album n'est pas terrible ? Si ? La conversation bifurque, on débat des mérites de l'album évoqué, tournée, carrière, et l'on pourrait croire qu'il paraît soulagé de ce changement de sujet.

lundi 26 mars 2012

Aux vents du printemps


Elle dit : car les robes débordent de vent.
La peinture sur les robes fait le tour anatomique des couleurs,
elles respirent. Que l'étoile écumante s'élance impétueuse
différant le mouvement de la grâce,
les omoplates,
et puis tout se désordonne au creux des yeux.
Alors on souffle, elle dit que l'exultation suspend
le pouvoir des larmes
et tout cela, étoffes et climat floral en un escarpement de verts et de roses.
Elle ne se gardent ni du péril, ni
de la peur, elles semblent avancer vers nous, leurs robes gonflées.
Plein vert, âme, ivresse, une brassée, ici, ah
longs printemps : éléments purs en travail dans la fable du monde.
Rose sombre battant au vent, comme battent les pales du vent
d'œil en œil, hâtives chevelures.
Elle a dit : la vue est cernée d'air, elles sont tellement rapprochées
avec l'air qui s'amoncelle entre les comètes ; et leurs robes
rafale hémisphérique entre une ligne bleue et une ligne de lumière.
Amour, si la porte s'ouvrait sur le bois et qu'entrât le léopard
entonnant le poème de la création, si la pierre d'or taillait se fendait
dans le noir. Les doigts palpent l'aura de chaque orange en son lieu
– le manteau tout entier,
jaune soudain. Appelez-moi comme on appelle la forêt près du feu.
Les voir entre elle et moi, ces robes pulmonaires
les voir
d'haleine en haleine, la voir prodigieusement
se déplacer
sous le souffle des robes. Et le rose grandissant, le vert et le pollen abrupts,
confondus lorsqu'elle tournoie dans la saison sauvage – puis, anuitée.
Une corolle haletante lui monte à la bouche car bientôt tout ne sera plus que
ténèbres et tremblement,
si par exemple cette corolle mûrit de sa main à la mienne.
On meurt à contempler la peinture, on respire
face à face, sur le seuil le léopard entonne le poème de la création.
Une bague, une flore, des gens, c'est nous, une bague, une œuvre.
Main dans la main, par là nous commençons à nous confondre
bloc de lenteur dès la racine
bloc d'or.
Amour, si la porte à la muraille d'émeraude –

Herberto Hélder, Les Sceaux (Os Selos, traduction par Magali Montagné et Max de Carvalho).

mercredi 21 mars 2012

Ghost of Mars

You are ugly, but you are beautiful. Tars Tarkas (Willem Dafoe)
 

John Carter est un film qui ne se montre pas tout-à-fait à la hauteur, non de ses ambitions (on sent confusément que celles-ci ont été, sinon abandonnées, du moins largement revues à la baisse, quelque part en route dans le processus de fabrication), mais de ses potentialités. Du roman d'Edgar Rice Burroughs, A Princess of Mars, il y avait matière à tirer le Star Wars d'une nouvelle génération. La volonté et les moyens financiers étaient là, en témoignent les effets spéciaux et visuels de toute beauté, des magnifiques machines volantes aux Tharks dont on a spontanément envie d'écrire qu'ils paraissent... plus vrais que nature, en passant par les décors somptueux : c'est tout un monde que le réalisateur Andrew Stanton a reconstitué (pour ainsi dire) en conciliant de façon exemplaire vision d'ensemble et soin du détail. S'agissant d'un retour aux sources où Lucas, Cameron et bien d'autres se sont plus que largement abreuvés, le scénario ne nous entraînera pas sur des territoires aux allures résolument novatrices,  mais il n'en demeure pas moins assez efficace et il conviendrait, de surcroît, de souligner les bonnes idées de l'adaptation, aussi bien dans ce qu'elle élague (comme "l'usine atmosphérique" censée rendre possible la vie sur Mars : dans le film on se contentera de savoir, ou d'accepter, qu'il y a bien une atmosphère, et on n'en demande pas plus), dans ce qu'elle ajoute (l'introduction des Therns, issus du roman suivant du cycle, dont la présence en coulisse des jeux de pouvoir vient notamment donner une épaisseur à l'affrontement binaire entre Hélium et Zodanga), ou encore dans ce qu'elle conserve qu'on n'aurait pas forcément imaginé voire conservé (le récit-cadre, avec le topos du manuscrit trouvé ou, en l'occurrence, légué à Burroughs lui-même, qui prend ici les proportions d'un appel testamentaire des plus appréciables aux forces conjointes du sentiment et de l'imaginaire : "Take up a cause. Fall in love. Write a book."). Quant aux interprètes, s'il y aurait éventuellement matière, si l'on tient vraiment à faire la fine bouche, à critiquer la prestation, dans les rôles principaux, de Taylor Kitsch (John Carter) et, quoique dans une moindre mesure encore, Lynn Collins (Dejah Thoris), le supporting cast est, quant à lui, de toute beauté et pleinement convaincant. Alors ? Alors quelque part entre la préproduction chaotique et la postproduction sacrifiée, quelque chose s'est épuisé dans le projet de John Carter et il est difficile de ne pas ressentir que ce que l'on a sous les yeux n'est que le fantôme de ce que le film aurait pu, aurait dû, être. On se laisse porter par les évènements racontés comme par les ailes brillantes des vaisseaux, on admire la façon dont se mêlent western, péplum, et SF "old school" dont il n'est pas interdit d'apprécier le classicisme, et même la naïveté mais l'exaltation manque, sur l'écran (chez les acteurs, derrière la caméra, dans le montage à une ou deux heureuses exceptions près) comme dans la salle, et le regard devient celui porté, sans y prendre part, de l'extérieur, sur un bel objet, qui risque cependant d'être très vite oublié... comme sont sans nul doute déjà oubliées depuis longtemps, chez Disney, toutes velléités de poursuivre l'aventure avec les romans suivants. Alors que l'année s'annonce riche sur le front des blockbusters U.S., John Carter aurait pu faire date ; il ne fait que nous faire rêver, deux heures durant, hélas autant à ce qu'il nous montre qu'à ce qu'il échoue à nous faire partager.

vendredi 9 mars 2012

Les disparus

Quelqu'un demanda à Lie-tzeu : Pourquoi estimez-vous tant le vide ?
 Le vide, dit Lie-tzeu, ne peut pas être estimé par lui-même. Il est
estimable pour la paix qu'on y trouve. La paix dans le vide est un état
indéfinissable. On arrive à s'y établir. On ne la prend ni ne la donne.
 (Traduction par Léon Wieger)


Les premières séquences de Bin-jip (sorti chez nous sous le joli titre de Locataires) peuvent étrangement évoquer une sorte de contre-pied, sinon de réponse, à Teorema. Le personnage mutique interprété par Lee Hyun-kyoon semble une sorte d'ange mystérieux, mais ses visitations sont circonscrites – comme l'indique le titre original – à des maisons vides. Peut-être y a-t-il quelque chose, dans le film de Kim Ki-duk, d'un rapport au taoïsme comparable au rapport au catholicisme du film de Pasolini... Ou peut-être pas, et l'on est aussi en droit de se dire que cela importe peu. On connaît des cinéastes spécialisés dans les productions creuses dans lesquelles les spectateurs (et les critiques) peuvent projeter à l'envi tout et n'importe quoi. Bin-jip ne paraît pas user de telles astuces. La parole y est disqualifiée : au mieux, elle semble inapte à traduire les complexités du réel, comme dans la scène de l'interrogatoire de police ; plus souvent, elle se réduit à des menaces, des insultes ou des éructations répétitives, violences verbales préludant ou accompagnant la violence physique. Tae-suk et Sun-hwa ne sont pas seulement silencieux : ils semblent en quête, à leur manière, du Vide parfait, jusqu'à la disparition, l'effacement total, où ils pourront trouver, in fine, la paix. Bin-jip n'appelle donc guère de discours (et ce billet, en toute logique, doit être considéré comme déjà bien trop long), mais plutôt une sorte de mise entre parenthèses du monde  une heure et demi durant, le temps d'être, comme le film lui-même, et quelle que soient les traditions philosophiques ou religieuses auxquelles on puisse le rattacher (ou pas), touché par la grâce...


Billet publié dans le cadre de l'édition 2012 du KOREAN CINEMA BLOGATHON organisé par cineAWESOME! et newkoreancinema.