lundi 22 septembre 2014

Amoureuses ténèbres


Depuis longtemps j'ai perdu connaissance ;
Dans un gouffre je me vis abîmer ;
Je ne puis plus supporter la science ;
Heureux mon cœur, si tu sais bien aimer.

Perdu, plongé dans des eaux ténébreuses,
Je ne vois rien, et je ne veux rien voir ;
Mes ténèbres sont des nuits amoureuses ;
Je ne connais mon bien ni mon espoir.

Dans ce profond d'amour inexplicable,
On m'élève bien au-dessus de moi ;
C'est un nuage obscur, invariable
Où l'âme ne voit qu'une sombre foi.

C'est un brouillard plus clair que la lumière ;
Je ne puis exprimer sa sombre nuit :
On ne dessille jamais la paupière ;
Dedans ce lieu l'on n'entend aucun bruit.

Ces ténèbres où règne le silence
Font le bonheur de ce cœur amoureux ;
Tout consiste dedans la patience
Qu'exerce ici cet amant généreux.


Madame Guyon, Poésies et cantiques spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, "Abîme de l'amour" (sur l'air de La Jeune Iris, ou les Folies d'Espagne).

dimanche 7 septembre 2014

Au miroir de la bête


Présentant The Most Dangerous Game, on n'oublie jamais de préciser que le film fut tourné en même temps que King Kong (l'un le jour, l'autre la nuit, dit-on), dans les mêmes studios et les mêmes sublimes décors de jungle luxuriante, et en grande partie par les mêmes équipes aussi bien derrière que devant la caméra. Encore faudrait-il aller au-delà de l'anecdote, dont l'utilité semble se limiter à justifier que l'on veuille bien apporter un peu d'attention au "parent pauvre". Au spectaculaire hollywoodien comme à la richesse thématique affichée de l'un semblent s'opposer la courte durée, l'esthétique expressionniste, et le resserrement du propos de l'autre. Les deux films se répondent pourtant au-delà d'une telle superficialité. L'idée de dualité leur est d'ailleurs constitutive ; et le "We are kindred spirits" du comte Zaroff à Rainsford leur est une clé commune. Rainsford, justement, est présenté dans sa première scène comme partisan d'une vision tranchée des rôles, dont on soupçonne qu'elle va au-delà de son loisir favori : "This world is divided into two kinds of people: the hunters and the hunted. Luckily I'm the hunter, and nothing is gonna change that." Le naufrage immédiat du yacht qui vient ponctuer cette déclaration sonne, bien évidemment, comme l'annonce d'un démenti de la dernière assertion (de chasseur, Bob Rainsford va passer au rôle de proie), mais peut-être plus largement aussi de la phrase précédente. Face au comte dément, le gentleman naufragé découvrira que les deux catégories qu'il opposait sont les deux faces d'une même pièce aisément réversible ; et ce n'est pas son intelligence civilisée qui lui permettra de vaincre (plus les pièges qu'il tente de poser sont sophistiqués, moins ils sont efficaces), mais bien une régression, dans l'affrontement final, à une quasi-animalité de fauve.




On pourrait dire de King Kong qu'il présente, comme The Most Dangerous Game, l'arrivée d'Américains "civilisés" sur une île où un monstre (Kong ou Zaroff) impose un ordre "barbare", qui va menacer la suprématie des Occidentaux éduqués et écailler leur vernis poli – Fay Wray, star féminine des deux œuvres, incarnant dans les deux cas l'enjeu des affrontements, enjeu dont la dimension sexuelle est toujours explicitement affirmée. Il n'est cependant pas dit que le gorille géant soit le seul monstre du film. L'aspect érotique de la relation (hiérogamique) entre la jeune femme et le grand dieu singe qui la convoite est, certes, flagrant, de la préparation et de la récupération de la victime sacrificielle filmées comme autant de viols, jusqu'à la scène culminante où Kong déshabille Ann telle une poupée inerte. Cette menace à tous points de vue hors normes tient pourtant de la partie émergée de l'iceberg. Au début du film, le personnage du cinéaste Carl Denham réplique ainsi à l'impresario qui se refuse à lui fournir une actrice, eût égard aux dangers que représente son entreprise : "Listen, they are dozens of girls in this town tonight that are in more danger than they'll ever see with me." Avant de sortir en lançant : "I'm going out and get a girl for my picture. Even if I have to marry one." L'allusion plaisante au mariage n'est ici qu'un euphémisme socialement acceptable pour désigner aussi bien les dangers qui guettent dans la nuit les femmes de la ville, que les extrémités auxquelles le réalisateur semble prêt à recourir.


Le passé de Denham est, du reste, très comparable à celui de Zaroff, tous deux devant leur célébrité au fait d'avoir chassé à travers le monde, rapportant, qui des trophées, qui des images sur grand écran. Le comportement du réalisateur dans le prologue new-yorkais du film est celui d'un prédateur (sexuel), traquant sa future actrice parmi les populations les plus défavorisées, avant de fondre sur celle qui ne pourra refuser son aide, et qu'il emporte aussitôt, l'enserrant dans ses bras, dans un taxi, sans autre forme de procès. Le regard que lui jette Ann dans la scène suivante, lorsqu'il lui annonce que ce n'est pas par bonté d'âme qu'il a agi, souligne une fois de plus, s'il en était besoin, l'enjeu symbolique de ce "sauvetage" aux allures de rapt. Quand bien même le personnage écarte d'un revers de main cette interprétation, il exerce par la suite une main-mise absolue sur Ann ("After all he's done for me, I'd take any kind of chance for him", dira-t-elle plus tard), qui se traduit par l'élaboration et l'ordonnancement d'un véritable rituel érotique. Cette dimension est évidente dès le bout d'essai qu'il fait tourner à Ann sur le bateau, qui aboutit à la première occurrence de son fameux cri. Il apparaît également que le thème d'une variation sur le motif de la Belle et de la Bêtes'il est bien, en tout état de cause, à prendre au sérieux (Denham jouant avec le mythe avec autant de conscience qu'un enfant avec des allumettes) – est d'abord un argument publicitaire, inlassablement répété par le personnage du cinéaste, de la première élaboration de son projet jusqu'à la célèbre oraison funèbre finale. S'il n'en contrôle pas tous les détails, les évènements de l'Île du Crâne répondent bien, pour l'essentiel, non seulement à ce qu'il en attendait, mais, peut-on affirmer, à ce qu'il avait délibérément planifié.



Foyer commun de ces dispositifs en miroir(s) où Zaroff, Kong, Denham et Rainsford, chasseur et chassé, monstre et montreur, se renvoient des images de plus en plus indiscernables les unes des autres, Fay Wray joue un rôle essentiellement passif. Elle est celle qui doit être, selon les cas, prise, protégée, enlevée, possédée, guidée, captivée. Dans King Kong, l'équipage qui tente de la retrouver dans la jungle se retrouve aux prises avec force monstres par la magie d'un effet spécial assez facile à décrypter, consistant à filmer les acteurs devant un écran où un autre film était simultanément projeté. Ce grand ancêtre de nos actuels "écrans verts" impose une frontalité qui nous place tout juste derrière les personnages et face aux monstres, tandis que la différence perceptible entre le premier plan et le fond plat donne plus d'une fois l'impression de redoubler devant nos yeux... une salle de cinéma, bien sûr. Assise sur un tronc d'arbre tandis que Kong affronte un tyrannosaure, Ann est pour ainsi dire en position idéale (si ce n'est, peut-être, un peu trop près, un inconfort malicieusement pointé à nouveau dans la dernière partie du film, lors de la grande représentation new-yorkaise), et nous comprenons que cette figure passive / possédée / guidée / captivée / etc., est la nôtre : celle des spectateurs, figures sidérées fixées au centre des jeux de miroirs et des palais des illusions et qui, pour des décennies, en redemanderont...