mardi 14 février 2012

Chute vers l'essentiel


Mon amour ne dis rien laisse tomber ces deux mots-là dans le silence
Comme une pierre longtemps polie entre les paumes de mes mains
Une pierre prompte et pesante une pierre
Profonde par sa chute à travers notre vie
Ce long cheminement qu'elle fait à ne rien rencontrer que l'abîme
Cet interminable chemin sans bruit que la durée
Et de n'entendre aucune eau lointaine il naît une espèce d'effroi
Aucune surface frappée aucun rebondissement de parois
Rien l'univers n'est plus qu'attendre et j'ai pris ta main
Nul écho cela tombe et j'ai beau tendre l'oreille
Rien pas même un soupir une pâme de son
Plus elle tombe et plus elle traverse les ténèbres
Plus le vertige croît plus rapide est sa nuit
Rien que le poids précipité l'imperceptible
Chant perdu
La merveille échappée emportée et heurtée
Déjà peut-être Ou non Non pas encore amour
Rien que l'insupportable délai sans mesure
À l'écrasement sûr atrocement remis

Une pierre ou un cœur une chose parfaite
Une chose achevée et vivante pourtant
Et plus cela s'éloigne et moins c'est une pierre
Ô puits inverse où la proie après l'ombre pique vers l'oiseau
Une pierre pourtant comme toutes les pierres
Au bout du compte qui se lasse de tout et finit par n'être qu'un tombeau

Écoute écoute Il semble à la margelle
Remonter non le cri le heurt ou la brisure
Mais vague et tournoyante incertaine apeurée
Une lueur des fonds pâle et pure
Pareille aux apparitions dans les récits d'enfance
Une couleur de nous-mêmes peut-être pour la dernière fois

Et c'est comme si tout ce qui fut soudain tout ce qui peut encore être
Venait de trouver explication parce que quelqu'un
Qu'on n'avait pas vu entrer a relevé le rideau de la fenêtre

Et la pierre là-bas continue à profondeur d'étoile

Je sais maintenant pourquoi je suis né au monde
On racontera mon histoire un jour et ses mille péripéties
Mais tout cela n'est qu'agitation trompe-l'œil guirlandes pour un soir dans une maison de pauvres
Je sais maintenant pourquoi je suis né

Et la pierre descend parmi les nébuleuses
Où est le haut où est le bas dans ce ciel inférieur

Tout ce que j'ai dit tout ce que j'ai fait ce que j'ai paru être
Feuillage feuillage qui meurt et ne laisse à l'arbre que le geste nu de ses bras
Voilà devant moi la grande vérité de l'hiver
Tout homme a le destin de l'étincelle Tout homme n'est
Qu'une éphémère et que suis-je de plus que tout homme
Mon orgueil est d'avoir aimé

Rien d'autre

Et la pierre s'enfonce sans fin dans la poussière des planètes
Je ne suis qu'un peu de vin renversé mais le vin
Témoigne de l'ivresse au petit matin blême

Rien d'autre

J'étais né pour ces mots que j'ai dits

Mon amour 


Louis Aragon, Elsa (extrait).

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