dimanche 21 octobre 2012

Sylvia, dernière fugue

Ne pars pas ce soir, je sens qu'il va t'arriver quelque chose.
Il m'est déjà arrivé quelque chose.


Sylvia Kristel – 1952-2012.
 
Même si c'est aujourd'hui, habillage de deuil oblige, plutôt sur le ton de la déploration, il semble entendu (la force de la répétition aidant) que Sylvia Kristel fut l'actrice d'un seul film, ou du moins d'un seul rôle, pour toujours et à jamais. Assez mauvaise adaptation d'un roman qui, disons-le malgré la légende, ne vaut tout de même guère mieux, l'Emmanuelle de Just Jaeckin, de fait, doit tout, ou quasiment, à son interprète principale et à sa capacité, irradiant les rétines et marquant les imaginaires, à imposer dès lors un régime iconique transcendant les indigences du scénario aussi bien que les discours idéologiques contradictoires qui ont pu être tenus depuis à son propos (libération sexuelle, marchandisation des corps, désuétude du softcore, faites votre choix). Reste qu'au sein des trois années séparant Emmanuelle de Goodbye Emmanuelle, qui déterminent à la fois l'acmé de sa carrière et une sorte de triangle des Bermudes inversé (presque personne n'étant capable de citer le titre de l'un des trente et quelques films qu'elle joua au-delà...), reste, donc, qu'en ces années-là l'actrice incarna d'autres rôles dans d'autres œuvres, dont l'une au moins nous semble digne du plus haut intérêt : je veux parler d'Alice ou la dernière fugue, de Claude Chabrol.


Là où d'autres firent jouer à Kristel tant d'ersatz de l' "anti-vierge", Chabrol ne s'autorise qu'une seule scène dénudée : la belle s'y assoit dans un fauteuil en osier, qui peut faire penser à la célèbre affiche du film de Jaeckin ; mais la caméra nous montre le personnage de dos, et, dans le miroir, un visage inquiet. Il y aurait beaucoup à dire sur cet ovni dans la filmographie du réalisateur et plus généralement dans un certain pan du cinéma français. Mais à le revoir aujourd'hui, il apparaît qu'à côté du film fantastico-onirique, à côté de la libre variation et du noir hommage à Lewis Caroll, le tout dédié à Fritz Lang, Alice a aussi des allures de métaphore d'une terrible lucidité sur la carrière de son interprète principale. Magnifiée à chaque plan ou presque (plus peut-être qu'elle ne le fut par tous les réalisateurs d'emmanuelleries réunis), Sylvia/Alice n'en apparaît pas moins prisonnière d'un domaine tout à la fois enchanté et angoissant, cerné de murs en ruban de Möbius, sans extérieur, un monde de disques rayés et d'horloges arrêtées dans lequel elle est condamnée à être éternellement le spectacle, le jouet d'un groupe d'individus pervers, majoritairement masculins. "Vivez à l'intérieur de ce qui vous est imparti", lui dit-on... Entre rébellion impuissante, acceptation frondeuse, moments d'espoir et de désespoir, c'est, par-delà le personnage, l'actrice que l'on croit voir se débattre face à l'enfermement mortel (elle-même, et Chabrol, le savaient-ils déjà ?) d'un rôle, d'une image qui faisaient sa gloire en ces années-là, mais dont on ne la laisserait jamais s'éloigner.

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