jeudi 9 octobre 2014

Arsenic et vieille demeure


Voulez-vous une lecture accordée au temps de ce début d'automne ? Considéré outre-Atlantique comme un classique, We Have Always Lived in the Castle, dernier roman écrit par Shirley Jackson, est un petit bijou acide et noir, qui demeure pourtant, par chez nous, obstinément méconnu du grand public – malgré les tentatives répétées, une fois tous les dix ans environ, des éditeurs français de "caser" ce texte dans des collections dévolues à différents genres : le fantastique, puis la littérature "générale", puis l'horreur (Nous avons toujours habité le château), et plus récemment, à la faveur d'une retraduction (Nous avons toujours vécu au château), le polar. Les plus cinéphiles de mes lecteurs se souviendront peut-être du nom de l'auteur comme de l'inspiratrice, par un autre texte, de The Haunting de Robert Wise. La narratrice de cet ultime opus, Mary Katherine Blackwood, dite Merricat, dix-huit ans (quoique son langage et ses manières fantasques semblent la raccrocher plus à l'enfance qu'à l'âge adulte), nous informe dès l'entame, entre autres choses, de son regret de ne pas être un loup-garou et de son amour des amanites phalloïdes : le ton est posé... Il s'avère rapidement que les Blackwood, du moins ce qu'il en reste, vivent en parias dans leur grande demeure quasi vide à l'écart du village, depuis qu'un plat de fraises saupoudré d'arsenic a emporté presque toute la famille, six ans plus tôt. Les trois seuls survivants, et donc autant de suspects, sont Merricat, qui brave une fois par semaine l'hostilité du voisinage pour faire les courses, et entoure régulièrement le terrain de protections "magiques" contre le monde extérieur ; sa grande sœur Constance, jadis jugée pour le crime puis acquittée, qui vit désormais recluse, ne supportant qu'au compte-goutte quelques visites choisies ; et l'oncle Julian, qui n'a réchappé du repas fatal qu'au prix de la perte d'une partie de ses facultés physiques et intellectuelles. Ce petit clan dysfonctionnel en diable vit une existence extrêmement ritualisée qui lui permet de trouver, à sa façon, un certain bonheur, tout en conjurant le spectre de la crise passée comme de celles qui semblent pouvoir toujours survenir. L'irruption, dans cet univers clos à l'équilibre instable, du cousin Charles, qu'on devine venu faire main basse sur les richesses de la famille, va jeter à bas le fragile édifice, au propre comme au figuré. D'autant plus étonnant et fascinant d'être suivi par les yeux un peu fous de Merricat, l'enfant sorcière, le récit de Shirley Jackson trace sa voie aux lisières des genres et des attentes, entre whodunit et onirisme, humour et suspense, conte gothique et scènes de la vie de province, poésie lyrique et portrait de famille caustique pour ne révéler qu'après le dernier tournant, dans de magnifiques dernières pages, le but de la balade... Sans vouloir trop en révéler, que l'on suive la piste du fantastique ou celle du cas clinique, on peut dire que c'est rien moins qu'à la constitution d'un tall tale, cette forme très américaine de folklore brouillant les pistes entre l'anecdote et la légende, que l'on aura assisté. Ajoutons que si la critique a pointé depuis longtemps la marque, côté amont, du Henry James de The Turn of the Screw, il me semble fort qu'on peut détecter à la lecture un air de parenté de style, côté aval, avec une Joyce Carol Oates : on fait pire lignage. Mais qu'on ne s'y trompe pas : la mélodie de ce roman reste tout à fait singulière – petite comptine hallucinée pour un piano désaccordé –, et devrait continuer à joliment vous hanter si, vous aussi, vous vous décidez à tenter une visite aux sœurs Blackwood...

3 commentaires:

  1. Petite comptine qu’on pourrait serrer dans le même chansonnier un peu jauni que Les domaines hantés, La harpe d’herbes, Oncle Daniel le généreux et La ballade du café triste (et aussi, en effet, les nouvelles noires de Hantises et les fantaisies gothiques de Winterthurn et de Bloodsmoor)… sans doute Capote, Welty, McCullers et Oates usent-ils de plus d’harmoniques que Jackson, mais c’est bien la même petite musique.

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    1. Je vais me pencher au plus vite sur le cas des deux romans des débuts de Truman Capote, que je n'ai pas lus, pas plus que je ne connais Welty. Merci du conseil !

      Une petite nuance tout de même : à première vue, tous ces titres semblent très ancrés dans l'imaginaire spécifique du Sud des États-Unis (le "Southern Gothic"), alors que Jacskon comme Oates sont beaucoup plus marquées Nord-Est (Nouvelle-Angleterre et alentours), ce qui n'est pas tout à fait la même ambiance... Et ce sont non seulement les thématiques mais également le style qui me semblaient pousser au rapprochement.

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    2. Ce que ces récits ont en commun, le lieu d’où ils parlent, plus qu’un lieu géographique, c’est un moment: celui où un jeune protagoniste a pris conscience que les merveilleuses promesses inscrites, de différentes manières, dans les discours des adultes qui l’entourent (et qui, dans le contexte traditionaliste de ces romans, semblent souvent se résumer à: un jour, mon enfant, tout cela sera à toi) ne voulaient pas dire tout à fait ce qu’elles semblaient vouloir dire. Ce sont des récits sur la transmission et sur les différentes manières dont elle peut tourner mal. Le Sud des Etats-Unis est, pour des raisons historiques évidentes, une des terres d’élection de ce type de récit d’héritage lourd à porter; mais les vieilles maisons de Nouvelle-Angleterre ont aussi leur lot de squelettes dans leurs placards…

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