mardi 11 novembre 2014

Inquiétudes


Nous avons conscience à présent de milliers de mondes à l'intérieur du monde de l'homme, que toute l'œuvre de l'homme avait été de cacher, et de milliers de couches dans la géologie de cet être terrible qui se dégage avec obstination et peut-être merveilleusement (mais sans jamais y bien parvenir) d'une argile noire et d'un placenta sanglant. Des voies s'ouvrent dont la complexité, la rapidité pourraient faire peur. Cet homme n'est pas un personnage en veston ou en uniforme comme nous l'avions cru ; il est plutôt un abîme douloureux, fermé, mais presque ouvert, une colonie de forces insatiables, rarement heureuses, qui se remuent en rond comme des crabes avec lourdeur et esprit de défense. Ou encore, on aperçoit dans le cœur de l'homme et dans la matrice de son intelligence tant de suçoirs, de bouches méchantes, de matières fécales aimées et haïes, un tel appétit cannibale ou des inventions incestueuses si tenaces et si étranges, toute cette tendance obscène et cette magie, prodigieuse accumulation, enfin un tel monstre de Désir alternant avec un bourreau si implacable, que, à partir de ce point, le problème de l'homme semble se déplacer continuellement ; car après avoir pensé : comment ce fond terrible peut-il demeurer toujours voilé ? – et ensuite : comment l'homme a-t-il pu si longtemps ignorer le fond ?
– nous arrivons à nous dire : comment se fait-il que l'homme soit parvenu à opposer la conscience raisonnable à des puissances aussi redoutables et déterminées ?

Pierre Jean Jouve, "Inconscient, spiritualité et catastrophe", avant-propos à Sueur de Sang.

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