samedi 14 avril 2012

Versailles champ de bataille


Devant Les Adieux à la reine, un souvenir de Lucrèce : Suaue, mari magno turtantibus aequora uentis, / e terra magnum alterius spectare laborem... Suaue etiam belli certamina magna tueri / per campos instructa tua sine parte pericli... La particularité du Versailles de ces jours de mi-juillet 1789 que filme Benoît Jacquot, adaptant le roman de Chantal Thomas, pourrait justement être de court-circuiter cet axiome célèbre. Car le palais est à la fois le rivage paisible, l'abri d'où il est doux d'observer les risques que d'autres courent dans la tempête, et le lieu de la tempête elle-même. Si la Bastille est loin, le danger se rapproche. On se souvient que le Marie-Antoinette de Sofia Coppola, il y a quelques années, s'achevait sur la brusque rupture des rituels répétitifs de l'étiquette, comme d'un coup fracassés contre l'irruption de l'évènement historique ; on pourrait dire que Benoît Jacquot se focalise, lui, sur les instants de basculement entre l'un et l'autre. Un microcosme déstabilisé y vacille sur ses bases, sans s'effondrer encore, et deux temporalités semblent soudain cohabiter. On fait, défait, refait des plans de fuite, on craint déjà pour sa tête, on désosse les pierres précieuses des parures et on prépare les malles, dans le même temps qu'on continue à s'occuper de mode, de broderie, de sentiments ou de libertinage. Rats morts et dames en beaux habits flottent de conserve sur les eaux du Grand Canal. Une aristocrate se pend, sans que l'on en puisse déterminer la cause, peine de cœur ou panique historique. Et si l'on scrute les tenues du roi ou de la Polignac, c'est que l'empire du costume est aussi empire du sens, les étoffes et accessoires autant de déclarations d'intention face aux évènements. Dans ce décor incertain, le triangle "amoureux" formé par Sidonie, la lectrice, Marie-Antoinette, la reine, et Gabrielle, la favorite, est lui-même caractérisé par l'ambiguïté propre à cette sentimentalité spécifique au XVIIIe siècle, oscillant entre amitié passionnée et érotisme platonique. Sidonie, enfin, qui donne son point de vue au film, est elle-même un personnage au statut équivoque : elle appartient à la domesticité, mais à une sorte d'élite, presque d'aristocratie, au sein de celle-ci ; elle n'a rien à gagner de la monarchie (la dernière entrevue avec Marie-Antoinette est un sommet de cruauté, Sidonie se voyant déposséder par son idole de tous ses mérites comme de tous ses désirs), mais elle a tout à perdre de la Révolution. De tant de remous, d'incertitudes et de clairs-obscurs s'enchâssant les uns dans les autres, il est remarquable, d'une part, que Benoît Jacquot ait su tirer une œuvre qui ne se perde pas en route, n'en fasse pas moins ressentir, dans toute sa puissance tragique, la logique d'effondrement d'un règne ; et il est regrettable, d'autre part, que la réception critique se soit trop souvent bornée à réduire à de petites étiquettes, supposément plus ou moins outrageantes ("qualité française", "cinéma du milieu", etc.), possiblement l'un des plus beaux films de l'année.

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